Les archives du Canard sont enchaînées : qu'elle le restent !. (31/10/2011)
Les réactions à l'affaire des achats massifs d'exemplaires du Canard Enchaîné à Puteaux ont été nombreuses. Parmi elle, l'opération "Un Canard pour chaque Putéolien" emporte ma totale adhésion. En revanche, l'idée d'une numérisation généralisée et d'une diffusion en ligne des archives du vénérable hebdomadaire me défrise, pour de multiples raisons.
Si l'intention est louable ("Faite correctement, la publication des archives du Canard Enchaîné ne lui coûterait rien et fournirait à la lutte contre la corruption un outil de référence", est-il écrit en introduction de l'article d'Agoravox), elle pose problème sur plusieurs points.
1°) Ce n'est pas la politique du Canard
On sait l'hebdomadaire frileux avec Internet, comme en témoigne son site minimaliste, qui existe parce qu'il en faut bien un pour ne pas être victime de cybersquatting. Depuis des années, on peut y lire en une qu'il y aura "peut-être, un accès aux archives". Personnellement, je n'y crois pas, en tout cas tant que l'équipe actuelle reste en place et que le mode de gestion du journal reste identique. Et si on aime le Canard, respecter ce choix fort de la direction me semble être le minimum.
2°) C'est un projet pharaonique
Presque centenaire, le Canard représente à ce jour plus de 4700 numéros parus. Si l'on se réfère à la mise en page actuelle, chaque parution compte une quarantaine d'articles, sans compter les innombrables brèves et "minimares". En partant du principe que la direction du journal soit d'accord, numériser, océriser et indexer le tout, même en s'y mettant à plusieurs, représente un travail titanesque. On sait que la qualité du papier et de l'impression de la presse imprimée sur papier journal représentent une difficulté conséquente pour une bonne reconnaissance de caractères, qui doit être contrôlée mot par mot. Par ailleurs, le style satirique du Canard, ses jeux de mots et antiphrases imposent la mise en place d'un cadre minimum en matière d'indexation : dans le cas du Canard Enchaîné, le texte intégral ne présente qu'un intérêt limité qu'il faut forcément compléter par quelques mots-clés. Il suffit de faire une recherche sur Flickr, Delicious ou n'importe quelle autre plateforme permettant de tagger librement les ressources pour se rendre compte des limites documentaires de l'exercice. Tout cela nécessite enfin d'avoir à disposition des serveurs conséquents, capables de stocker cette masse d'information et de traiter un nombre important de requêtes. Même si cet élément est balayé d'un revers de manche dans l'article d'Agoravox, il faut admettre qu'un tel projet exige un certain budget et un minimum d'organisation. J'ai peut-être tort, mais je ne crois pas à la sagesse des foules...
3°) Et le droit dans tout ça ?
La question mérite d'être déclinée en plusieurs facettes : le droit d'auteur, le droit des fichiers informatiques et le droit à l'image (et à l'oubli, même s'il n'a aucune existence légale). Avant de vouloir numériser à tour de bras, il convient tout de même de demander son accord à la direction du Canard... et de se pencher sur les clauses des contrats de ses journalistes en matière de cession de droits. Je doute que la cession des droits pour support numérique ait été prévue... De même, avant de mettre à disposition de tous une base de données contenant des informations nominatives (rappelons que l'une des motivations de l'auteur de l'article est : "Si seulement je pouvais rechercher un nom dans les archives du Canard Enchaîné !"), un petit tour par la case Cnil me semble utile. Et faire respecter les droits qui vont avec aussi : droit d'accès, de modification et de suppression pour les personnes concernées.
4°) Du caviar à la louche
Insistons justement sur le respect de la loi Informatique et libertés. Toute personne nommément citée peut demander à faire modifier ou supprimer des informations la concernant. Reconnaissons au Canard qu'il se trompe rarement et qu'il ne perd presque jamais ses procès. Certes. Mais on comprendrait aisément que tel politique visé il y a 30 ans dans un article ou condamné, mais aujourd'hui "rangé des camions", ait envie qu'on l'oublie un peu. Que faire dans ce cas ? Supprimer l'article de la base ? Le caviarder de façon à ce que n'apparaisse plus l'identité d'untel qui souhaite se faire oublier ? C'est intenable et si de telles situations venaient à se présenter, certains hurleraient à la censure, limite au complot. On nous cache tout, on nous dit rien...
5°) Assez de la tyrannie de la transparence !
Tout savoir, tout rassembler sur les écarts et casseroles du député Tartempion ou de la sénatrice Trucmuche, pour quoi faire ? Et quelles conséquences ? Si c'est ça la démocratie qu'on nous propose, cela revient à donner une prime à celui qui ne se fera pas prendre la main dans le pot à confiture ! Effet pervers, vraisemblablement limité, mais possible. Sur ce point, je laisse la parole à Lawrence Lessig, traduit par InternetActu en 2009 : "je m'inquiète de plus en plus d'une erreur au fondement même de cette bonté incontestée. Nous ne sommes pas suffisamment critiques sur où et comment la transparence fonctionne, ni sur les risques de confusion, voire pire, qu'elle entraîne. Je crains que le succès inévitable de ce mouvement - s'il est mené seul, sans aucune sensibilité à la complexité de l'idée d'une disponibilité parfaite de l'information - ne finisse par inspirer, non des réformes, mais le dégoût".
Pour toutes ces raisons, numériser les archives du Canard Enchaîné apparaît donc comme la fausse bonne idée de la semaine. J'en ajouterai une sixième, aussi subjective que contestable : laissons au Canard son côté désuet ("IIIème République" comme le disent certains) ; qu'il reste sur papier et conserve ainsi cette spécificité alimentant un mythe déjà bien entretenu.
Extrait de
Lettre d'information du réseau documentation - N° 320
(31/10/2011)
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