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« La gauche doit réhabiliter les luttes d'intérêt »

Article du numéro 465 - 01 juin 2013

Leader

Sophie Heine
Docteur en sciences politiques, maître de conférences à Queen Mary, University of London, chercheure-associée à l'université d'Oxford, Sophie Heine est l'auteure d'Oser penser à gauche(Éditions Aden). Elle ne cesse d'interroger la gauche sur ces deux notions : la liberté et l'individu.

Elle vient de publier "Pour un individualisme de gauche" aux éditions Lattès.

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Pourquoi la gauche a-t-elle autant de mal à intégrer la notion d'intérêt individuel dans la construction d'une politique collective ?

La gauche actuelle a tendance à insister sur les valeurs plutôt que sur l'intérêt. Elle se complaît dans l'emphase sur les principes, en général altruistes, et sur les vertus civiques. Elle est aussi idéaliste au sens cognitif du terme : les analyses, l'expertise ou les propositions de réformes détaillées sont censées apporter les progrès escomptés. De la sorte, la gauche fait preuve d'un manque profond de réalisme dans sa perspective de changement social. En philosophie de l'histoire, le réalisme est une approche qui insiste sur les conflits d'intérêts comme moteur des changements, progressistes comme régressifs. Cette perspective s'oppose à la conception dominante actuelle selon laquelle ce sont avant tout les idées et les valeurs qui ont un pouvoir de changement intrinsèque de la société. Mon travail de contribution au renouvellement idéologique de la gauche s'inscrit explicitement dans une perspective réaliste : il s'agit de réhabiliter l'importance des luttes d'intérêt comme moteurs des changements historiques.


Qu'est-ce que l'intérêt... de gauche ?

La définition que je donne à l'intérêt se veut innovante par rapport à la pensée de gauche classique et actuelle. En effet, quand la gauche se préoccupe encore de l'intérêt, c'est en général dans une perspective collectiviste et matérialiste : il s'agit alors de défendre l'intérêt des travailleurs, du peuple, des ouvriers, des citoyens... et cet intérêt est compris dans un sens avant tout socio-économique. Or, la gauche ne peut espérer redevenir majoritaire si elle n'affine pas quelque peu sa définition de l'intérêt : il s'agit avant tout de parler aux individus qui composent les groupes défavorisés auxquels la gauche ambitionne de s'adresser. Autrement dit : la gauche ne peut espérer mobiliser à nouveau largement que si elle met en avant un projet s'adressant aux intérêts des individus faisant partie de la majorité de dominés. Par ailleurs, l'intérêt ne peut plus uniquement concerner les facteurs matériels mais doit désigner l'ensemble des besoins humains et des conditions de l'épanouissement individuels.


Vous insistez sur le fait que la réussite d'une démarche collective ne peut être que le fait d'une convergence harmonieuse d'intérêts individuels. Dans une société frappée par la crise et le chômage, comment nouer les fils d'un projet progressiste auxquel

Dans une perspective néo-gramscienne, il s'agit en effet de reconstruire un discours qui permettrait de rassembler les individus aujourd'hui victimes d'injustices. Ces dernières sont bien entendu socio-économiques mais pas uniquement. Elles découlent aussi des discriminations liées au sexe, à l'orientation sexuelle, à l'appartenance ethnoculturelle, à la confession, à l'impuissance politique... Je définis ainsi dans mon ouvrage les injustices comme les diverses dominations qui parsèment la société et empêchent les individus d'élaborer et de mettre en pratique leurs conceptions du bien et leurs projets de vie et ce, de la façon la plus libre possible. Un projet de liberté serait donc susceptible de rassembler une majorité d'individus.


Mais pourquoi ce projet plus qu'un autre autour de la lutte contre les inégalités, par exemple ?

Parce que les individus souffrent des entraves et des chaînes découlant des injustices multiples actuelles et ont dès lors intérêt à l'avènement de rapports sociaux radicalement distincts. Par conséquent, la liberté constitue un principe plus rassembleur et mobilisateur que des buts classiques de la gauche tels que l'égalité sociale ou la participation démocratique. Si ces objectifs classiques font partie des conditions nécessaires à la mise en œuvre de la liberté réelle, ils sont loin d'être suffisants pour garantir cette dernière. Par ailleurs, ils ne devraient être que des moyens au service de la liberté individuelle. Plus largement, si la politique est indispensable pour rencontrer l'intérêt des individus, elle ne devrait constituer qu'un instrument au service des citoyens plutôt qu'une fin en soi.