Guide de jurisprudence

Accueil > Magazines > Guide de jurisprudence

La Lettre du Cadre Territorial

Un magazine à destination des cadres de la filière administrative qui balaye l'ensemble des questions managériales et décrypte l'actualité dans les domaines RH, finances et juridiques sur un ton impertinent, engagé et incisif.

Ajouter au panier Vous abonner (voir tarif )
(Règlement par CB, chèque bancaire ou mandat administratif)

A partir de :

129 €

« La gratuité est un levier du vivre-ensemble »

Article du numéro 452 - 01 novembre 2012

Interview

Coauteur d'un livre sur l'expérience de la gratuité des transports à l'échelle de l'agglomération aubagnaise (Bouchesdu-Rhône), le philosophe Jean-Louis Sagot-Duvauroux estime qu'elle est fondatrice d'une société apaisée où certains services publics échapperaient à la loi du marché. « Il s'agit prioritairement d'un choix politique », assure-t-il.

Envoyer cette page à un ami

Donnez votre avis 2 commentaires 

Tous les articles du numéro 452

Télécharger cet article en PDF

Jean-Louis Sagot-Duvauroux


Philosophe et dramaturge est notamment l'auteur de De la gratuité, du best-seller On ne naît pas noir, on le devient (Albin Michel) et de plusieurs spectacles de la compagnie BlonBa. Le livre Liberté, égalité, gratuité, a été écrit avec la présidente de la communauté d'agglomération du Pays d'Aubagne et de l'Étoile, Magali Giovannangeli (PCF), aux éditions Au diable Vauvert, 15 euros.


Comment est venue l'idée d'écrire un livre sur la gratuité des transports en commun dans l'agglomération aubagnaise ?

J'écris sur ce thème depuis longtemps. J'avais rédigé un premier essai en 1995, qui avait ensuite été augmenté en 2006 (De la gratuité, éditions de l'Éclat). Lors d'un colloque sur le sujet à Aubagne en 2011, nous avons décidé avec Magali Giovannangeli, présidente du pays d'Aubagne et de l'Étoile, de poursuivre l'échange à travers un livre écrit « à quatre mains ». Le thème de la gratuité est important dans nos civilisations. La population y accorde une place importante puisque, par essence, elle n'est pas évaluable monétairement. Ce qui est important pour nous tous n'a pas de prix, l'amour, la santé, l'amitié, etc. Dans nos sociétés, la gratuité s'impose lorsque certains constats partagés collectivement ne sont plus supportables. Ce fut le cas de la Sécurité sociale : la société ne supportait plus l'idée que des gens meurent devant des pharmacies parce qu'ils ne pouvaient pas se payer des soins. Nous savons donc collectivement instituer de la gratuité, pour échapper à une relation marchande, dans un élan de justice sociale.


Quels sont les moments historiques propices à l'instauration de services publics gratuits ?

Généralement, il s'agit d'un temps politique mobile, où la société s'interroge sur son devenir, où le principe d'égalité est pensé pour éviter que la société ne se fragmente un peu plus. Ce fut le cas de l'école gratuite pour tous, au nom du principe qu'une Nation ne pouvait supporter des écarts trop importants dans la démocratisation de la connaissance. On peut imaginer qu'aujourd'hui, dans un contexte de crise durable, une telle décision serait plus difficile à prendre, même si la gratuité n'est que la redistribution d'une richesse commune. À Aubagne, la gratuité des transports a été plus facile à mettre en œuvre parce qu'il s'agit d'un territoire à taille humaine, avec 100 000 habitants et un versement transport (VT) qui a été simple à récupérer. C'est aussi un pari politique, la volonté de montrer aux habitants que les transformations sociales sont possibles. Mais j'insiste avant tout sur le primat de la décision politique qui devance tout le reste.


Quels sont les impacts sociologiques de la gratuité ?

Pour désigner le concept de gratuité, les Anglais emploient le terme free, libre. Dans un bus gratuit, les comportements changent. Il n'y a plus les potentiels fraudeurs et ceux qui circulent librement, les passagers à tarif réduit, qui doivent justifier de ce droit à ceux qui paient le prix total parce qu'ils gagnent trop d'argent. Certains craignaient une forme de déresponsabilisation des usagers, voire un risque d'encouragement aux actes inciviques. C'est une obnubilation capitalistique puisque c'est tout le contraire qui se passe. Quand on vous donne quelque chose, vous le respectez plus encore. Le bus appartient à tous, le climat est apaisé. Notre société est tellement fragmentée que chaque fois que l'on peut introduire des espaces où le discriminant financier disparaît, on ne doit pas hésiter.


Certains reprochent l'hypocrisie du système, à savoir que le prix du ticket est pris en charge par l'impôt...

Partons d'un autre point de vue. La gratuité est agréable à vivre. Elle crée un levier de mixité sociale, qui n'est jamais simple à rendre concrète. La qualité d'une société se mesure à l'aune de la juste répartition de l'impôt collecté. De plus, il est faux de laisser dire que les pauvres ne paient pas d'impôts lorsque l'on sait que la TVA rapporte plus à l'État que l'impôt sur le revenu.


Existent-ils d'autres domaines où la gratuité d'un service public est envisageable ?

Prenons l'exemple des cantines scolaires. Un enfant qui, pour diverses raisons, ne peut manger à la cantine est placé en situation d'humiliation, une gêne ressentie par tous ses collègues de classe, qui ne comprennent pas l'injustice d'une telle mesure. Et ceux qui paient des impôts trouvent qu'il est anormal d'en payer toujours plus au nom de la solidarité. Comme par enchantement, la gratuité règle d'un seul coup le problème. Il est rassurant de savoir qu'il existe dans la société des endroits essentiels où l'argent n'a pas sa place. Après, il y a le marché. Vous avez de l'argent, vous souhaitez vous acheter une belle voiture, c'est votre problème, personne ne viendra vous empêcher de le faire. La gratuité n'est possible que lorsqu'elle intègre un collectif. Elle est un levier puissant du vivre-ensemble.


D'autres collectivités réfléchissent-elles à la gratuité de certains services, à l'heure où leurs finances sont fragilisées ?

Je le répète, il s'agit d'un choix politique. En Angleterre par exemple, les musées sont gratuits parce que ce pays considère que l'accès à la culture est vital au bien-être de sa société. En France, certaines communes ont mis en place la gratuité des obsèques. Le principe d'instaurer la gratuité de l'eau vitale fait son chemin. Personnellement, je plaide pour une sécurité sociale du logement. À l'instar de la santé, lorsqu'une personne ne peut plus payer son loyer, un relais de financement se mettrait en place, le temps pour le locataire de se refaire une santé financière. Après, il y a tout le spectre des offres culturelles, certaines médiathèques ou bibliothèques sont gratuites en France, voire d'autres équipements publics.


La gratuité, une « exception territoriale » ?

La déclaration d'Eugène Caselli (PS), président de Marseille Provence Métropole, a fait grand bruit. Alors que les élus s'affrontent sur l'organisation métropolitaine de l'agglomération marseillaise, le sujet de la gratuité des transports en vigueur dans le pays aubagnais depuis le 15 mai 2009 a mis en lumière une divergence difficilement conciliable. Au détour d'une question, Eugène Caselli a assuré qu'une « métropole qui gère les transports pour l'ensemble des intercommunalités ne peut pas avoir d'exception sur son territoire. D'autant que la gratuité, c'est bien pour le consommateur mais ça représente un coup pour le contribuable. Il y a un moment où l'intérêt général s'applique ». Un propos que le maire PCF d'Aubagne, Daniel Fontaine, a peu apprécié : « Remettre ainsi en cause une décision réfléchie, votée et financée par une collectivité, cela nous conforte dans le refus de la métropole que l'on veut nous imposer ». De son côté, Magali Giovannangeli estime que la future métropole ne doit pas écrêter les politiques publiques mises en place dans les territoires. « Cette gratuité, c'est un acquis. La question est de savoir non pas s'il faut la supprimer mais comment on peut l'étendre ailleurs », assure-t-elle. À moins que l'instauration espérée d'une autorité organisatrice unique des transports à l'échelle de la métropole permette une politique tarifaire plus avantageuse, comme dans les Alpes-Maritimes, où le tarif d'un trajet n'est que d'un euro.