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Quelle place pour les déchets dans l'espace public ?

Article du numéro 451 - 15 octobre 2012

propreté

Les déchets que produit une société ont une place symbolique. Ceux qui s'occupent de les ramasser, pour eux ou pour les autres, doivent construire des postures, pour exister par eux-mêmes et éviter l'amalgame avec l'objet qu'ils ramassent. Une parabole qui en dit long sur notre rapport au pur et à l'impur.

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En gérant l'espace public, en particulier sa propreté, les collectivités contribuent au maintien de l'ordre social qui, dans toute société, détermine ce qui est pur ou impur, sale ou propre. D'ailleurs, ce qui devient déchet est fortement marqué par le contexte temporel et culturel : «est dégoûtant ce qui désobéit aux règles de classification propres à un système symbolique donné» (1). Le sale et le propre sont des catégories structurelles, qui donnent sens au monde. La saleté en soi n'existe pas : les résidus des corps (individuels ou sociaux) le deviennent par rapport à des règles classificatoires où les déchets apparaissent le plus souvent comme figures du désordre.


Une multiplicité de regards sur les déchets

Au-delà des différences d'un pays ou d'une religion à une autre, le déchet organique reste générateur d'anxiété parce qu'il traduit l'angoisse de la mort que suscitent la vue et le contact avec la décomposition et il renvoie à l'expérience du corps, à l'excrétion, à la souillure. L'intensité de cette angoisse a son histoire : l'intolérance n'a cessé de grandir depuis deux siècles, avec l'arrivée de la notion de pollution, qui triomphe aujourd'hui et dont l'imprécision même prouve l'affinement de la répulsion.
Le déchet s'associe rapidement à la technologie, qui devrait l'éliminer, à travers la maîtrise et le contrôle. En même temps, le déchet signale les limites de la technologie, la figure du résidu rejoint celle de l'accident ou de la panne, c'est-à-dire des ratés du système. La visibilité et la proximité du déchet sont une trace négative de l'activité humaine. La pollution, dans ce vaste désenchantement qui transforme les représentations du progrès en marche, est pensée sur le mode de l'excrémentiel, qui menace la Nature belle, propre et féconde.
Plus étonnant, le regard sur les déchets n'est pas le même suivant l'espace où ils se trouvent. Par exemple la tradition napolitaine considère l'espace public comme sale, délégué à d'autres pour son entretien, ce qui aboutit à un abandon des déchets partout, alors que dans l'espace privé, considéré comme propre, la gestion des déchets est très scrupuleuse. Cette gestion à l'intérieur du domicile est très liée à la division sexuelle du travail domestique et à l'apprentissage de règles d'hygiène. Ainsi, une fois sortis de la maison, les déchets changent de statut, et sont soumis à l'ordre réglementaire urbain. La manière de nettoyer serait déterminée par le type d'espace et le type d'ordre qui réglementent l'espace considéré.
Les déchets sont issus du processus de vie : ils sont produits en permanence. Ainsi la prise en charge des déchets relève du Mythe de Sisyphe, c'est-à-dire d'une activité qui jamais ne se termine. C'est aussi d'une activité fortement invisible, à l'instar d'une activité domestique : lorsque le travail est fait, il devient invisible, et très peu de reconnaissance lui est accordée, mais lorsqu'il n'est pas fait, tout le monde repère les ordures non ramassées. Même constamment évacué, le déchet est considéré comme une matière en transformation, non stabilisée : expulsé de la maison, puis de la ville, il participe au métabolisme urbain et autour d'activités de récupération et de valorisation, se sont développés des «petits métiers».


La prise en charge des déchets

L'ordure organique est un mal nécessaire, et de tout temps, elle a été gérée. Ce sont les chiffonniers qui ont pris en charge la collecte des déchets et leur tri, de manière très organisée suivant les lieux et les époques. Par exemple en France (2), cette profession a connu de profonds bouleversements après la Révolution : elle était devenue une activité clé pour l'approvisionnement de l'industrie en matières premières, en même temps qu'elle était un maillon essentiel du nettoiement urbain, tout en étant très rémunératrice. La situation se détériore pour les chiffonniers avec la mise en place de containers ou de poubelles à la fin du XIXe siècle, la montée de l'hygiénisme, l'évolution des pratiques des ménages, et des exigences des industriels jusqu'à l'interdiction du chiffonnage en 1946 à Paris. L'activité quitte alors l'espace public qu'elle avait contribué à entretenir et à animer.
Au Caire, le secteur informel de collecte et de recyclage installé par les chiffonniers était très structuré jusqu'à la mise en place en 2002 d'une gestion déléguée des déchets à des sociétés privées. Les chiffonniers se sont mobilisés, ce qui a abouti à une reconnaissance de cette corporation et des adaptations et à la mise en place de contrats de sous-traitance, alors que la collecte était déclarée illégale !
Au Mexique, les paysans récupérateurs d'eaux usées pour leurs activités agricoles ont été très fortement impactés par la mise en place de programmes d'assainissement, à la suite d'une épidémie de choléra. Leur stratégie a été de montrer les fonctions environnementales de ce recyclage à la fois comme mode traditionnel d'assainissement urbain, mais aussi comme ceinture verte autour de la ville dans une zone semi-aride. Ils se sont approprié un discours de protection de l'environnement, et ils ont travaillé avec un ingénieur en technologie verte en proposant que les eaux soient traitées mais que leur usage agricole soit maintenu. Le déchet, par ses implications profondes dans l'espace public, relève du politique, à travers la police des corps et des espaces et la gestion des déchets devient un enjeu non seulement de santé publique, de développement durable et d'aménagement urbain, mais aussi financier qui attise les intérêts du secteur marchand.


travailleur des déchets : impossible de s'identifier à son métier

Collecter, trier des ordures, être égoutier, c'est avoir les déchets comme objet de travail, avec le risque toujours présent que la matière contamine. «Laisser le métier entrer, c'est prendre le risque de s'isoler de la société tout entière», dira un égoutier, ou autrement dit, à trop m'identifier, je risque d'être assimilé à la merde que charrient les égouts. Il y a un risque de déchéance car à travailler aux déchets, je peux être considéré comme un déchet social. Cette jonction entre la matière et le travailleur est au fondement de la dévalorisation sociale du métier et rend son exercice très difficile. Le travail aux déchets est l'archétype du métier dévalorisé et dévalorisant dans l'imaginaire collectif. Le nom du métier est lui-même synonyme d'injure, et d'ailleurs la plupart des éboueurs taisent leur métier et parlent de leur employeur quand ils sont interrogés sur leur travail.
Ces travailleurs sont «mal vus». Neutraliser les déchets, cela ne sert à rien, cela ne vaut rien, et le travailleur lui-même risque de n'être plus rien. Même si les éboueurs par exemple sont très présents physiquement dans l'espace public, ils sont effacés symboliquement. Travaillant dans la rue, ils sont au contact de la population et en même temps transparents dans leur action. Cette tension permanente entre exposition et effacement nécessite une grande force subjective et une certaine solidarité pour supporter la situation de travail.
Comment accepter de faire ces sales boulots ? Comment exorciser la dévaluation de soi, le mépris et la répulsion de soi et des autres pour une activité dont finalement la grande majorité de ces travailleurs reconnaît l'utilité sociale, et est fière de protéger la population des risques latents et menaçants. Les paysans mexicains qui recyclent les eaux usées urbaines dans leur activité agricole refusent d'être considérés comme des pollueurs «nous ne produisons pas d'eaux usées, nous les utilisons».


Surmonter la stigmatisation

La pénibilité de ces métiers des déchets n'est pas mise en débat et unanimement reconnue, que ce soit la pénibilité physique, la peur (de l'accident, de la contamination, de la violence urbaine), le dégoût (les odeurs) ou l'humiliation manifestée par les habitants. Mais la pénibilité donne aussi sens à l'ensemble du travail et constitue le ciment de l'identité collective, car elle influence les valeurs et les pratiques des éboueurs. La cohésion passe par un même vécu du métier et le sentiment d'effectuer un travail important pour la vie de la cité, même s'il est dévalorisé, ce qui permet de contourner la stigmatisation du sale boulot. Ces travailleurs des déchets défendent la dimension morale de leur activité. Les travailleurs des déchets mettent en place des techniques pour se protéger, continuer à penser et à agir, dépasser les conditions de travail. D'abord l'humour est indispensable pour tenir : il permet de créer un écart entre l'activité, donc la matière, et le travailleur en tant que personne. Le jeu est une autre manière d'apprivoiser le risque, «jouer avec le feu» donne l'impression d'une maîtrise symbolique. Pour les éboueurs, cela pourra être une accélération des cadences pour tester la résistance des collègues, une prise de risques calculée par rapport à la sécurité (sauter en marche, se tenir sur un pied comme un surfeur sur le marchepied) ou la recherche du beau geste (lancer de loin, au-dessus des voitures) pour montrer son habileté et sa puissance.
Mais se protéger, c'est aussi maintenir une certaine distance quand des tensions émergent «je ne vais pas m'énerver par ce beau soleil» ou «souris-lui à cet abruti, comme ça, en plus de l'énerver, on travaille à la bonne image de la mairie». Cet effort pour s'affirmer de façon ostentatoire dans l'espace public, à contre-courant de la mauvaise représentation sociale, est un travail psychique particulièrement complexe.


Chiffonniers, éboueurs, égoutiers, travailleurs à la morgue...

En se penchant sur les travailleurs qui s'occupent des déchets, les auteurs se fondent sur des enquêtes de terrain, qui montrent la diversité des cultures du déchet, au cours du temps et dans des pays différents (Égypte, Italie, Mexique). En analysant ce que dit l'ordure du négatif dans la société, mais aussi ce qu'elle fait émerger d'angoisse, voire de répulsion, le livre nous rappelle notre humanité, la place qu'occupent les déchets dans l'espace public et la responsabilité des acteurs publics dans leur gestion, pas seulement sous l'aspect technique, mais en intégrant d'autres dimensions culturelles voire symboliques. Les conditions de travail de plusieurs professions des déchets (chiffonniers, éboueurs, égoutiers, travailleurs à la morgue) sont abordées, et la question posée en filigrane est de savoir comment les travailleurs se débrouillent psychiquement de la situation de rebus qu'ils vivent professionnellement. Ce livre modifie le regard sur ces travailleurs que nous croisons quotidiennement et invite à l'empathie.


Quel avenir face à la réduction des déchets ?

L'évolution de la gestion des déchets amène aujourd'hui à mobiliser les acteurs vers une réduction des déchets à la source, c'est-à-dire à prévenir l'existence des déchets. Le meilleur déchet est bien sûr celui que l'on ne fabrique pas ! Cette démarche implique de mettre en place des incitations, pour que les habitants et les entreprises gèrent mieux les déchets, et en particulier exercent une activité de tri pertinente. Ainsi la place des acteurs de la filière se déplace, puisque les éboueurs sont invités à occuper des postures d'ambassadeurs auprès de la population pour inciter à développer les bonnes pratiques. Les connaissances des territoires et des habitudes des habitants acquises par les équipes de collecte ne sont pas encore assez prises en considération, mais ces compétences, cette expertise pour promouvoir les bonnes pratiques devraient permettre à ces acteurs de mieux s'identifier à leur métier et d'en surmonter un peu mieux la stigmatisation.


Notes

1. Douglas, M. (1967) 2001 De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte
2. Les travailleurs des déchets, Delphine Corteel, Stéphane Le Lay, ERES, 2011.