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Ce qu'annonce le Printemps érable

Article du numéro 446 - 01 juillet 2012

Education

Cela fait plusieurs mois maintenant que les étudiants québécois, épaulés par une partie de la société civile, manifestent quotidiennement contre un projet d'augmentation drastique des droits d'inscription à l'université. Cet épisode, quel que soit son dénouement futur, devrait nous pousser à nous interroger sur nos propres services publics, nationaux comme locaux : leur périmètre, leur financement, leur avenir.

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Une grande contestation étudiante en 2012, rien d'étonnant. La jeunesse n'a-t-elle pas été l'an dernier en première ligne dans les mouvements dits des indignés ?
Une grande contestation étudiante qui trouve son foyer à l'UQAM (Université du Québec à Montréal), rien d'étonnant là non plus. Pour mémoire, lorsqu'un sommet continental s'était tenu à Québec au printemps 2001 pour le lancement la ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques), on raconte que c'est le corps enseignant de cette université qui géra lui-même les réservations de cars pour permettre aux étudiants d'aller manifester dans la capitale politique de la province.
En dépit du classicisme apparent de cette situation, qui explique peut-être une couverture médiatique relativement modeste de ce côté-ci de l'Atlantique, la situation québécoise mérite toute notre attention. Car elle est pour la France un véritable laboratoire de ce qui s'annonce, peut-être, dans les toutes prochaines années.
Si l'augmentation future des frais de scolarité des étudiants n'est dans notre pays pas encore certaine, elle n'en est pas moins plausible. Que Terra Nova et l'Institut de l'Entreprise prônent concomitamment (1) cette évolution, qui plus est dans une année électorale, est symptomatique de l'émergence d'un certain consensus. Consensus aussi large qu'étonnant en vérité, au regard des répercussions mais surtout des symboles que porteraient une telle décision.


Le déclassement de l'enseignement supérieur

Les modalités de financement d'un service organisé par la personne publique trahissent toujours son positionnement dans une hiérarchie aussi informelle que fondamentale. Un droit devrait idéalement n'être financé que par l'impôt. Un service considéré comme industriel ou commercial doit en théorie n'être alimenté que par une contribution de ses usagers (2). Enfin, un service public peut être, lui, financé par les deux, dans un subtil équilibre traduisant une parenté plus ou moins importante avec le secteur concurrentiel ou au contraire avec les missions relevant de ce qui est perçu, dans des circonstances de temps et de lieu mouvantes, comme étant l'intérêt général. La logique est toujours la même : c'est parce qu'un service bénéficie autant (voir plus) à l'ensemble de la société qu'à ses usagers qu'il doit être pris en charge, au moins partiellement, via la « contribution commune » visée par l'article 13 de la DDHC. Dans notre esprit mais aussi dans notre droit, un service rendu, certes exercé en direction d'une personne déterminée mais assuré dans l'intérêt de tous et non celui du seul bénéficiaire apparent, doit être exclusivement financé par l'impôt (3).
Ainsi, si l'éducation est gratuite (et obligatoire), c'est en partie parce que l'on considère que c'est l'ensemble de la société qui en bénéficie, et pas seulement les familles concernées. D'où la célèbre phrase d'Abraham Lincoln : « Vous trouvez que l'éducation coûte cher, essayez l'ignorance ».
Diminuer la part de l'impôt dans le financement de l'université, ce serait indirectement admettre que l'enseignement supérieur, y compris les toutes premières années qui suivent le baccalauréat, n'est plus tant considéré comme un certain prolongement de l'éducation mais quasi-exclusivement comme une période de préparation à l'entrée sur le marché du travail et que l'université n'a vocation qu'à former des futurs employés ou entrepreneurs, mais en aucun cas des jeunes citoyens un peu plus éclairés qu'ils ne l'étaient à la sortie du lycée.
Peut-être conviendrons-nous qu'il s'agit là d'une évolution qui est tout sauf mineure dans un projet de société. Étape suivante, dans le prolongement de cette logique : la suppression de l'enseignement des humanités à l'université ?


«Mieux tarifer pour mieux vivre ensemble» (4) certes, mais pour tout le monde

Substituer le financement par l'usager à celui par le contribuable, après tout, pourquoi pas ?
C'est d'autant plus pertinent lorsque la structure du système fiscal, comme c'est le cas en France aux niveaux local et national, est particulièrement inéquitable. À défaut de vouloir ou pouvoir réformer ce système, il peut sembler préférable au cas par cas de mieux tarifer (avec des grilles tenant réellement compte des facultés réelles des uns et des autres) plutôt que de mal imposer, d'autant plus si le service visé a vocation à toucher tous les citoyens ou presque, à un moment ou à un autre de leur existence.
Cela présente même une certaine logique lorsque le schéma initial laisse une part très conséquente au financement par l'impôt. Au Québec, les droits de scolarité acquittés par les étudiants représenteraient aujourd'hui environ 13 % des ressources globales des universités (5) : même avec leur doublement tel qu'il est actuellement prévu, l'enseignement supérieur resterait donc très majoritairement financé par les contribuables.
Cela fait sens également si l'on tient compte de certains travaux sur la dévalorisation symbolique des services rendus (quasi-) gratuitement ou bien sur la mobilité des jeunes diplômés dans l'économie mondialisée.
C'est, enfin et plus largement, une conception globale de la société, ne laissant que peu d'espace pour l'idée même des services publics et de leurs externalités positives que nous avons évoquée, pour ne distinguer que des droits d'une part et des services, mis en œuvre par le secteur public ou le secteur privé, peu importe, d'autre part. Conception que tous ne partagent pas, mais qui présente une incontestable cohérence interne.
Cependant, un tel changement de paradigme, s'il se met en place, devrait se faire pour l'ensemble de la société, et non se limiter à quelques-uns, au risque d'être dénaturé. Diminuer la part de la solidarité nationale dans le financement de l'enseignement supérieur ne serait pas en soi une déclaration de guerre à la jeunesse comme on peut le lire ici ou là, une nouvelle étape dans le « clash des générations » que beaucoup annoncent (6). Cela le deviendrait à coup sûr si, dans un même temps, on augmentait la part de cette même contribution commune dans le financement, qui plus est à court terme (pour quelques décennies au mieux), des retraites ou de la dépendance.
Les Américains parlent de grey power pour désigner le biais de la production législative en faveur de la génération née entre la fin de la Seconde Guerre Mondiale et la fin des années cinquante. Il n'est pas, comme c'est souvent le cas, le résultat d'un lobbying intensif dans les couloirs de Washington mais tout simplement la conséquence de la surreprésentation de cette génération dans les effectifs des élus du Congrès. En France, nous n'avons pas (à notre connaissance) d'expression consacrée pour ce phénomène, totalement incompatible avec la conception du mandat représentatif qui fonde notre République. Surprenant, alors même que l'Assemblée nationale issue des législatives de 2007 était pourtant « l'une des plus âgées et des moins intergénérationnelles d'Europe » (7). Il n'y a donc pas que dans le monde d'Harry Potter que refuser obstinément de donner un nom reste le meilleur moyen de se persuader de l'inexistence d'une personne, d'un événement ou d'un phénomène...
Sur ce point, à la question « pensez-vous que le Parlement légiférerait différemment s'il était composé d'élus plus représentatifs de la population française, en âge et en sexe ? », la courte réponse de celui qui était alors le benjamin de l'Assemblée ne peut qu'interpeller.
« Je pense que oui. J'espère en tout cas. » (8)

1. Faire réussir nos étudiants, faire progresser la France : pour un sursaut vers la société de la connaissance, Terra Nova, août 2011. Financement de l'enseignement supérieur : quel rôle pour les entreprises ?, Institut de l'Entreprise, septembre 2011.
2. Article L.2224-1 CGCT : Les budgets des services publics à caractère industriel ou commercial exploités en régie, affermés ou concédés par les communes, doivent être équilibrés en recettes et en dépenses.
3. CE, 20 mars 2000, GISTI (pour le contrôle médical auquel sont assujettis les étrangers présentant une demande initiale de titre de séjour).
4. Titre du rapport du groupe de travail sur la tarification des services publics (dit rapport Montmarquette), publié
en 2008 au Québec et qui a grandement inspiré le projet aujourd'hui contesté.
5. Lareau André, Le rôle bien imparfait des impôts et l'accroissement des redevances au Canada, RFFP n° 118, 2012.
6. Kotlikoff Laurence et Burns Scott, The Clash of Generations, MIT Press, 2012.
7. Avec les cadets du Palais Bourbon, Le Monde Magazine, 18 décembre 2010.
8. http://www.lemonde.fr/politique/article/2010/12/17/avec-plus-de-diversite-generationnelle-les-debats-a-l-assemblee-nationale-seraient-plus-riches