La Lettre du cadre territorial

Le magazine des professionnels de la gestion territoriale.

Accueil > Magazines > Lettre du cadre

La Lettre du Cadre Territorial

Un magazine à destination des cadres de la filière administrative qui balaye l'ensemble des questions managériales et décrypte l'actualité dans les domaines RH, finances et juridiques sur un ton impertinent, engagé et incisif.

Ajouter au panier Vous abonner (voir tarif )
(Règlement par CB, chèque bancaire ou mandat administratif)

A partir de :

129 €

Emprunts toxiques : attention à la médiation !

Article du numéro 443 - 15 mai 2012

Finances

Pour tenter de résoudre les conflits d'emprunts toxiques avec les banques, l'État recommande aux collectivités de recourir à la médiation. Éric Gissler a été nommé à cet effet à la fonction de « médiateur pour les emprunts toxiques des collectivités territoriales ». Mais il y a de bonnes raisons de se méfier de ce processus.

Envoyer cette page à un ami

Soyez le premier à rédiger un commentaire !

Tous les articles du numéro 443

Télécharger cet article en PDF

Les élus et responsables d'établissements publics auront certainement eu l'attention attirée par une circulaire du 22 mars 2012, relative à la création d'une « cellule départementale de suivi de la gestion de la dette des collectivités territoriales et de leurs établissements publics » (1). Ce texte évoque abondamment l'existence d'une médiation nationale, ayant pour objet de gérer et de résoudre les difficultés liées aux « emprunts à risque des collectivités locales ».
La circulaire précise que « la mission de médiation a permis, dans un certain nombre de cas, de trouver des solutions et d'enrayer le risque financier qui pèse sur les collectivités ». Et d'ajouter que les « collectivités [...] ont insuffisamment recours à cette mission, bien souvent faute de connaissance du dispositif », invitant les élus locaux à y recourir, et plus particulièrement « les structures de moins de 10 000 habitants ainsi que celles qui [...] paraissent les plus exposées aux emprunts à risques ».


Une «charte» de bonnes pratiques

On ne saurait trop mettre en garde les élus et responsables d'établissements publics sur les insuffisances de la procédure de médiation préconisée par la circulaire.
Il n'est pas nécessaire de rappeler la bataille ouverte entre les collectivités et les banques à propos du débouclage des prêts à risque et produits financiers hautement dangereux placés par les secondes auprès des premières. Depuis les années 2000, collectivités, EPCI, bailleurs sociaux et hôpitaux ont été largement incités à conclure des emprunts et produits financiers ménageant aux banques une rémunération d'autant plus conséquente que son calcul est susceptible d'aboutir à une variation des taux d'intérêt imprévisible et sans limite.
On sait aussi que l'une des premières dispositions prises par les pouvoirs publics a consisté à susciter la signature d'une « charte » entre certaines organisations de collectivités et certains établissements financiers, dite « Charte Gissler », du nom de l'inspecteur général des finances ayant présidé à sa signature.
On se bornera à rappeler, à propos de cette « charte », qu'elle a essentiellement consisté à mettre en place une grille de notation des prêts structurés et des swaps pratiqués pour en déconseiller certains et en recommander d'autres, en fonction du degré de dangerosité de chacun. Cette « charte » n'avait donc pas eu pour objet de régler les conflits ouverts ou à venir nés des situations passées, mais de contribuer à « l'élaboration d'une charte de bonnes pratiques qui vise à éviter que des risques similaires soient pris à l'avenir » (2).


La médiation, une fausse bonne idée ?

Pour la résolution de ces conflits, une seconde disposition a été adoptée, en la « nomination » par le Premier ministre, le 26 novembre 2009, de M. Éric Gissler à la fonction de « médiateur pour les emprunts toxiques des collectivités territoriales ». Une pratique récurrente de la médiation civile et notre présence aux côtés de nombreux acteurs publics nous conduisent à prendre le contre-pied de la circulaire du 22 mars 2012 quant à l'opportunité de cette médiation ad hoc.
La circulaire du 22 mars 2012 relative à la création d'une « cellule départementale de suivi de la gestion de la dette des collectivités et de leurs établissements publics » demande aux préfets, délégués du directeur général des finances publiques et directeurs départementaux et régionaux des finances publiques d'inviter les collectivités à saisir M. Gissler de la question des emprunts à risque. Voila qui, a priori, procède de bonne politique. En effet, la médiation est un très efficace mode alternatif de règlement des conflits, dont la formule la plus aboutie, en termes de principes et de modalités, est inscrite dans le Code de procédure civile (3). Le médiateur a pour mission « d'entendre les parties et de confronter leurs points de vue pour leur permettre de trouver une solution au conflit qui les oppose » (4). D'expérience, l'intérêt des séances de médiation est d'offrir un terrain neutre et confidentiel d'échanges propices au rapprochement des parties à la faveur de concessions réciproques, sous l'égide d'une personnalité ayant reçu une formation spécifique à cet effet. À titre d'exemple, le Centre de médiation et d'arbitrage de Paris (CMAP) exige de ses médiateurs, d'une part une aptitude professionnelle et une connaissance du monde de l'entreprise en général (et plus spécifiquement du secteur d'activité dans lequel survient le différend), et d'autre part, une connaissance et une aptitude à mener à bien le processus spécifique de médiation (5).


Pourquoi refuser la présence d'un avocat ?

Encore faut-il que la médiation ait lieu dans le respect des droits de chacun et selon des règles de bonne pratique. Au rang de ces droits, rappelons que la médiation doit être volontaire, confidentielle et qu'elle ne doit pas conduire à un déséquilibre entre les parties. Pour garantir l'équilibre, une médiation réussie doit associer les avocats de chacune des parties. Cette remarque, qui pourrait passer pour une réflexion orientée, compte tenu de la profession des signataires, n'émane pas d'eux, mais de la Cour de cassation qui, dans un document établi avec le concours du Groupement européen des magistrats pour la médiation (GEMME) (6), précise que l'avocat « doit être associé au processus de médiation », des statistiques ayant montré que les médiateurs qui font participer ces professionnels à la médiation obtiennent beaucoup plus d'accords qu'en leur absence. En outre, la Cour de cassation insiste sur le fait que « les juges et les médiateurs doivent considérer les avocats comme des alliés car, dans des cas juridiquement complexes, ils sont seuls à même de rédiger les protocoles d'accord et de garantir que les parties ont conclu l'accord en pleine connaissance de cause ».
Or, et ceci est connu par toute personne impliquée dans cette procédure, d'une part, les médiations menées sous l'égide de
M. Gissler excluent par principe la présence de tout avocat ; d'autre part, le médiateur se dessaisit du dossier dès lors que l'une des parties a porté l'affaire devant une juridiction. Cette manière de faire est critiquable. Plus grave, à notre sens, cette posture du médiateur désigné conduit les collectivités et les établissements publics à dialoguer avec les banques dans des conditions d'inégalité sur le plan du savoir juridique et financier, alors que c'est précisément cette asymétrie des compétences qui a, pour l'essentiel, mené aux conflits actuels. L'invitation de la circulaire à préconiser le recours à cette médiation par priorité aux communes de moins de 10 000 habitants est dès lors d'autant plus malvenue qu'il s'agit là des collectivités les plus mal dotées en termes de compétences juridiques et financières. Tout au contraire, c'est en pleine connaissance de leurs droits que des parties en opposition peuvent créer les conditions d'un rapprochement.
Enfin, dans les très rares médiations Gissler « abouties », la plupart des protocoles ont été établis par les banques, ce qui est injustifiable du point de vue de l'égalité des parties dans le cadre d'une transaction conduisant chacune à renoncer à tout ou partie de ses droits. Là encore, seule l'intervention conjointe des avocats de chaque partie peut garantir que des sacrifices ont été effectivement réciproquement consentis et ont été correctement retranscrits sous la forme juridique la plus efficace.


L'impartialité et la confidentialité ne sont pas au rendez-vous

L'impartialité est au second rang des critères qualifiants d'un médiateur. Sans qu'il soit question dans les lignes qui suivent de mettre en cause la personnalité et l'honorabilité de M. Gissler, il convient en revanche de rappeler que le médiateur des emprunts toxiques a été nommé par le Premier ministre. Il ne constitue pas, à tout le moins, une autorité administrative indépendante et n'a pas le statut de magistrat. C'est là encore une infériorité manifeste par rapport au statut des médiateurs désignés en application des règles du Code de procédure civile.
Une autre caractéristique de la médiation consiste en le respect de la confidentialité, les constatations du médiateur et les déclarations par lui recueillies ne pouvant être ni invoquées dans la suite de la procédure sans l'accord des parties, ni en tout état de cause dans le cadre d'une autre instance (7). Or, à notre connaissance, aucun accord de confidentialité n'est signé au démarrage des médiations devant M. Gissler.


Gare à la prescription

Enfin, les collectivités et établissements impliqués dans une « médiation Gissler » devront prendre garde au temps qui passe. En effet, on sait que la médiation prévue par la loi n'expose pas les parties à un risque de prescription de leur action par suite de l'écoulement d'un délai (8), car la saisine d'un médiateur prévu par la loi suspend le cours de la prescription (9). En revanche, il est plus que douteux que l'intervention du médiateur Gissler produise le même effet suspensif.
Or, faut-il le rappeler, l'acquisition de la prescription extinctive a pour effet d'éteindre le droit d'agir de la collectivité ou de l'établissement public. Les parties invitées à entrer dans le cadre de la médiation nationale devraient à tout le moins être prévenues de cet effet.
Au résultat, nous pensons que les collectivités et établissements financiers en recherche d'une véritable solution transactionnelle devraient plutôt emprunter les procédures de médiation organisées par les textes. Ainsi, la médiation judiciaire civile a été largement saluée par avocats et magistrats comme une vraie et utile alternative au règlement juridictionnel des conflits. Cette médiation peut être déclenchée par le magistrat saisi d'un litige, sur l'accord des deux parties (10). Par ailleurs, les parties peuvent aussi, hors toute saisine d'un juge, désigner conjointement un médiateur aux mêmes fins, qui exercera sa mission dans le respect des principes sus-
évoqués. Elles peuvent enfin entrer en médiation à l'initiative de l'Autorité des marchés financiers saisie par elles d'un différend en matière d'emprunts et de swaps à risque.

1. Circulaire NOR : IOC B 1207888C du 22 mars 2012.
2. Communiqué de presse du service de presse du Premier ministre du 26 novembre 2009.
3. Articles 131-1 et suivants du Code de procédure civile.
4. Article 131-1 du Code de procédure civile.
5. Site internet du CMAP.
6. Bulletin d'information de la Cour de cassation, Hors série, La médiation.
7. Article 131-14 du Code de procédure civile.
8. Article 2238 du Code civil : « la prescription est suspendue à compter du jour où, après la survenance d'un litige, les parties conviennent de recourir à la médiation ou à la conciliation » ; article L.315-1 du Code monétaire et financier : « La saisine du médiateur désigné par un établissement de crédit ou de paiement suspend la prescription » ; Article L.621-19 du Code monétaire et financier : « L'Autorité est habilitée à recevoir de tout intéressé les réclamations qui entrent par leur objet dans sa compétence et à leur donner la suite qu'elles appellent. Elle propose, lorsque les conditions sont réunies, la résolution amiable des différends portés à sa connaissance par voie de conciliation ou de médiation. La saisine de l'Autorité des marchés financiers, dans le cadre du règlement extrajudiciaire des différends, suspend la prescription de l'action civile et administrative. Celle-ci court à nouveau lorsque l'Autorité des marchés financiers déclare la médiation terminée ».
9. De même que la récente convention de procédure participative organisée par les articles 2062 et suivants du Code civil.
10. Article 131-1 du Code de procédure civile.
11. Rapport Assemblée nationale n° 4030 « Emprunts toxiques du secteur local : d'une responsabilité partagée à une solution mutualisée », décembre 2011, p. 78 et s.



Un bilan médiocre

N'hésitons pas à le dire, le bilan de la médiation nationale en matière de prêts toxiques est médiocre. Pour cause, les principes d'indépendance, d'impartialité, d'équilibre des échanges entre les parties et de confidentialité ne sont pas correctement garantis. On sait par ailleurs que les relations entre les collectivités et les banques sont excessivement tendues. Le recours à la « médiation nationale » n'est donc pas adapté à la situation de crise patente. Le texte se borne à évoquer « un certain nombre de cas », dans lesquels une solution aurait été trouvée, ce qui ne peut tenir lieu d'évaluation. Monsieur Gissler a fait mention, lors de son audition par la commission d'enquête sur les produits financiers à risques souscrits par les acteurs publics locaux, de 102 saisines et de 12 négociations définitives issues de la procédure de médiation, à la date du 28 octobre 2011 (11). Encore faudrait-il savoir dans quelles conditions de transparence et de compréhension par les élus ces négociations ont été arrêtées.