La Lettre du cadre territorial

Le magazine des professionnels de la gestion territoriale.

Accueil > Magazines > Lettre du cadre

La Lettre du Cadre Territorial

Un magazine à destination des cadres de la filière administrative qui balaye l'ensemble des questions managériales et décrypte l'actualité dans les domaines RH, finances et juridiques sur un ton impertinent, engagé et incisif.

Ajouter au panier Vous abonner (voir tarif )
(Règlement par CB, chèque bancaire ou mandat administratif)

A partir de :

129 €

Interco : à quoi jouent les préfets ?

Article du numéro 428 - 15 septembre 2011

A la une

Le grand jeu de Monopoly a commencé dans les territoires. Les préfets ont maintenant tous rendu leurs schémas départementaux de coopération intercommunale, sous une double pression. Ils devaient faire plaisir au pouvoir central en réduisant drastiquement le nombre d'intercommunalités, mais ne pas trop fâcher les plus influents des élus locaux, surtout avant les sénatoriales. L'analyse détaillée des situations locales nous dévoile un subtil jeu préfectoral, qui tente de trouver l'équilibre entre ces injonctions contradictoires.

Envoyer cette page à un ami

Soyez le premier à rédiger un commentaire !

Tous les articles du numéro 428

Télécharger cet article en PDF

Les règles du jeu sont connues : en 2011 les préfets prennent leurs grands ciseaux et font un projet de redécoupage des territoires intercommunaux, regroupant des communautés, dissolvant des syndicats... avec un rôle plus ou moins limité laissé aux élus locaux. Puis en 2012-2013, ils mettent en œuvre ces projets avec des pouvoirs de préfets napoléoniens. Rien de moins.
Les principes ont été fixés par une loi du 16 décembre dernier : voici venu le temps de la finalisation des projets de redécoupages des territoires. Les préfets assemblent leurs cubes, font des gros tas d'intercos. Leur mission : rationaliser. Leur espoir : ne pas se faire remonter les bretelles, ni par les grands élus (surtout à la veille d'alternances...), ni par Paris.
Du coup, on fait des grandes communautés autour des villes grandes et moyennes (mais pas trop grandes, sinon le maire de la ville centre est noyé sous le poids des élus ruraux en termes de gouvernance, et alors il est mécontent, ce que le préfet ne veut pas). Autour des grandes communautés, on fait comme on peut... à la condition que le préfet puisse brandir de bons résultats à Paris : soit une diminution drastique du nombre de communautés, soit une réduction spectaculaire de l'empilement de syndicats... soit les deux pour les préfets les plus ambitieux.


Règle du jeu

La règle du jeu est claire : le préfet joue et les élus regardent en n'ayant, en réalité, de pouvoir que s'ils sont très nombreux et/ou très influents.

Concrètement :
- Début 2011, les préfets ont établi un joli projet de schéma départemental de la coopération intercommunale (SDCI) dans leur coin, après concertation avec les grands fauves du territoire sur les moyens d'accommoder les futures proies.
Ce travail s'est fait sur la base d'analyses territoriales qui, dans certains départements, sont tout à fait fouillées et même remarquables. Dans d'autres préfectures, elles s'avèrent d'une indigence consternante. Ainsi, si certains projets de SDCI dépassent, hors annexes, les cent pages détaillées et travaillées... d'autres se résument à un vague et succinct PowerPoint où l'on ne retrouve même pas le contenu minimal imposé par la loi du 16 décembre 2010.

- Été 2011 : chacun donne un avis. Un moment politique important : chacun compte ses futurs soutiens. Mais un moment juridique inepte puisqu'il s'agit d'un avis simple dont, ensuite, le préfet pourra dans l'absolu ne pas tenir compte si bon lui semble. Pendant ce temps, les candidats aux élections sénatoriales multiplient, tous azimuts, des promesses contradictoires.

- Automne 2011 : les commissions départementales de la coopération intercommunale (CDCI) pourront amender le projet de schéma (SDCI). Mais déjà la plupart des préfets s'apprêtent à faire adopter des règlements intérieurs des CDCI qui leur donneront un tel pouvoir de contrôle sur ces commissions qu'il est peu probable qu'elles pourront réellement modifier le projet préfectoral à la majorité des deux tiers de leurs membres comme le permet la loi. Déjà, pour cause de sénatoriales, la plupart des CDCI ne commenceront leurs travaux que début octobre, ce qui leur laissera en réalité moins de trois mois pour amender le projet préfectoral. Et certains représentants de l'État ont même annoncé que « leur » CDCI ne se réunirait que trois ou quatre fois...

- 2012 : le préfet peut jouer au Monopoly avec les territoires (adhésions, fusions, retraits, dissolutions, etc.), selon des propositions qui seront mises en pratique dès le 31 décembre 2012 s'il se trouve, sur les nouveaux grands périmètres ainsi définis, une majorité de la moitié des conseils municipaux atteignant la moitié de la population (dont toute commune faisant 1/3 du nouvel ensemble). En réalité, à ce stade, les règles sont assez subtiles et diverses, selon notamment qu'il s'agit de communautés ou de syndicats.

- 5 premiers mois de 2013 : le préfet peut mettre en œuvre les projets ainsi lancés en 2012... même si la majorité requise en 2012 lui a fait défaut (sauf s'il a en 2012 pris des libertés par rapport au SDCI... et encore peut-il se rattraper alors avec l'appui de la CDCI).

- Fin 2013 : hors Ile-de-France, le préfet dispose de pouvoirs énormes pour rattacher de force les quelques communes qui seraient restées célibataires à des communautés voisines.

- 2014-2017 : mise en œuvre de puissantes procédures d'extensions forcées de communautés urbaines ou d'agglomération. Une session de rattrapage en quelque sorte...


Le jeu local

Alors les élus ne sont-ils que des spectateurs dans ce jeu ? Non. Car les préfets sont évidemment très à l'écoute des élus... Mais pas réellement de tous les élus, voyons. Soyons réalistes !

Le jeu des gros
Première catégorie d'élus qui a toute l'écoute du tout-puissant préfet : les tout-puissants grands élus, de droite, bien sûr, mais aussi assez souvent de gauche. Ce n'est pas le moment pour un préfet de se fâcher avec les grands élus de l'un ou de l'autre bord, à un an des élections nationales... sauf pour les préfets déjà très marqués politiquement (déjà grillés), ou sauf pour ceux qui risquent de perdre leur casquette à court terme. Sur ce point, les situations d'un département à l'autre diffèrent notablement.

Mais attention ! Les grands élus ne veulent plus tant que cela des très grands périmètres dont ils rêvaient il y a encore un an : les nouvelles règles de gouvernance qui, selon les cas, s'appliqueront en 2014 ou dès les recompositions intercommunales, conduisent à noyer les villes centres qui se seront entourées de très nombreuses « petites communes », en termes de répartition des sièges. Pour les grandes villes, donc, c'est la course à la récupération de leurs banlieues, des gares TGV, des multiplexes, des rocades, du foncier disponible, de l'accès à la mer ou aux sources d'eau... mais ce n'est certainement pas, ou plus, ou pas encore, la course effrénée à la récupération de toute leur seconde couronne. Le prix politique à en payer serait trop lourd... sauf cas particuliers.

Le jeu des petits mais nombreux
Seconde catégorie d'élus que les préfets condescendent à écouter avec une attention non feinte : ceux qui ont l'habileté de fédérer de nombreux élus autour d'un contre-projet qui, politiquement, territorialement et financièrement, tient la route. Un peu parce que les préfets sont des gens ouverts du moment que le projet reste fondé sur un bassin de vie ou d'emploi, sur une unité urbaine, sur un territoire de solidarité... bien sûr. Mais surtout pour éviter toute défaite de leur projet en rase campagne.

En effet, pour les élus réfractaires au projet de SDCI :
- en premier lieu, il faut se faire des amis au sein de la SDCI (quitte à échanger des promesses de vote entre projets) avec l'espoir (ô combien délicat) de finir par y compter une majorité des deux tiers d'amis (à ce compte-là, il faut être un pro de Facebook ou un grand fauve de la politique locale)...
- en second lieu, il faut fédérer assez autour d'un contre-projet pour être certain que le projet du préfet ne pourra pas avoir la majorité moitié-moitié dont il aura besoin en 2012... En ce cas, certes, le préfet pourra toujours imposer son projet en 2013 même si cette majorité n'est pas atteinte (voir ci-avant). Mais les préfets restent presque toujours des gens modérés et de consensus : c'est dans leurs gènes. Donc sans doute les préfets ne feront-ils des créations contre l'avis des élus en 2013 que dans des cas exceptionnels. Une arme atomique n'est pas faite pour un usage quotidien.


Le jeu national

Mais ce n'est pas la fin du jeu. Car pour le joueur principal qu'est le préfet, encore faut-il, avant toute chose, complaire à Paris. Le passage d'une casquette de préfet à une casquette de grand préfet est à ce prix. Et par les temps qui courent, un préfet a vite fait de perdre sa casquette.
Or, Paris veut une diminution du nombre de communautés et une réduction drastique du nombre de syndicats.

Les préfets annoncent donc :
- soit une division du nombre de communautés (souvent par deux ou par trois, quitte à en rabattre un peu lors des débats devant la CDCI...) ;
- soit une division par deux ou trois, voire quatre, du nombre de syndicats (en disant explicitement aux élus que c'est la contrepartie de leur modération en matière de fusion de communautés) ;
- soit, pour les plus ambitieux des préfets ou pour les territoires les plus morcelés, une division drastique à la fois du nombre de communautés et du nombre de syndicats. Mais ces cas sont assez rares.

Oui mais (cf. ci-avant), il faut ne pas fâcher les grands élus. Alors les préfets ont presque toujours d'abord tracé des grands ronds sur la carte autour des villes grandes ou moyennes... puis accommodé les espaces plus lointains d'une manière qui satisfasse les objectifs nationaux sans trop susciter de rejets locaux. Pas trop de rejets en tout cas.
Le grand jeu a commencé. Les cartes sont distribuées. Les joueurs sont en place et ont déjà noué des alliances. Pour les joueurs grands, ou nombreux et habiles, le jeu va être passionnant. Pour ceux qui ne découvrent que maintenant les règles, ce sera un poker menteur. Et pour certains territoires qui finiront nus comme des vers, ce sera un strip-poker, à moins d'avoir beaucoup d'as dans sa manche.

Selon Anatole France, « le jeu, c'est un corps à corps avec le destin ». En l'occurrence, il s'agit du destin de nos territoires. Alors faites vos jeux...


300 projets de fusion

Sur l'ensemble des projets de SDCI (près de 90) analysés par l'AdCF,  la tendance générale constatée est celle d'un degré d'ambition assez marqué des préfets pour achever la carte de l'intercommunalité mais, surtout, pour en rationaliser les contours et réduire le nombre de syndicats techniques.

L'AdCF a recensé près de trois cents projets de fusions de communautés qui conduiraient à un taux de réduction d'environ 35 % du nombre de communautés. Il serait de 32 % pour le nombre de syndicats, mais il convient de noter des différences d'écriture des documents à ce sujet ; certaines suppressions, fusions ou absorptions de syndicats étant présentées comme optionnelles ou laissées à l'appréciation des élus concernés.


Le jeu de démolition ?

Il est un autre joueur à ne pas oublier : le juge. Or, dans ces procédures, nombre de préfets se prennent les pieds dans le tapis de jeu. Les délibérations des communes étaient-elles à envoyer aux élus de la CDCI avant fin août ou à la CDCI elle-même ? Et avec quelles conséquences ? Quels documents réellement annexer aux arrêtés de projets de fusions ? etc. Le droit de l'intercommunalité s'avère encore lourd de règles méconnues, voire obscures. Pour ceux qui auront perdu au tirage des arrêtés préfectoraux, de quoi tenter leur chance au grattage devant le juge.


Témoignage

« Une ambition souhaitable, mais un pragmatisme nécessaire »
Emmanuel Duru
Responsable des affaires juridiques de l'AdCF,
e.duru@adcf.asso.fr

L'achèvement de la carte et la rationalisation des périmètres existants constituent les deux grands chantiers de la fin du mandat, en matière d'intercommunalité. Alors que s'achève la période de consultation des communes et communautés concernées par les évolutions de périmètre, s'ouvre désormais une séquence de quatre mois durant laquelle la CDCI pourra amender les propositions préfectorales, sous réserve de trouver en son sein une majorité qualifiée. C'est sur cet objectif que les esprits se concentrent aujourd'hui.

Si la refonte de la carte intercommunale doit être l'occasion d'affirmer une ambition forte pour tendre vers des communautés cohérentes avec les bassins de vie et capables de porter de véritables projets de développement, ce dessein doit être néanmoins conjugué avec le principe de réalité. Ce dernier milite pour que les fusions de communautés reposent sur une adhésion locale et un effort de conviction. Compte tenu de la nécessité d'assurer le bon fonctionnement ultérieur de la communauté (redéfinition des statuts, réorganisations administratives, élaboration d'un projet de territoire, harmonisation fiscale...), il est peu envisageable de programmer des fusions qui ne reposeraient sur aucune volonté locale. Par ailleurs, il convient d'être conscients que certains projets de fusion, notamment les plus complexes, prendront du temps compte tenu de la forte hétérogénéité des compétences exercées par les communautés concernées et de leurs modalités d'organisation administrative. Un
effort de convergence préalable sera parfois nécessaire. Certains projets de SDCI ont à cet égard le mérite de vérifier la faisabilité de leurs propositions (analyse comparée des compétences et des potentiels financiers) pour en définir un calendrier de mise en œuvre réaliste.

Les capacités des CDCI à réunir les 2/3 de leurs membres sur des projets alternatifs à ceux proposés par les préfets seront certainement très inégales. Il n'est pas exclu que les CDCI parviennent dans certains cas à refuser l'adoption du projet de SDCI présenté par le préfet (règle de majorité simple) sans être en mesure pour autant de présenter un document alternatif. Il faudra par conséquent analyser avec une acuité particulière les situations départementales dans lesquelles les préfets auront à prendre des initiatives en dehors de tout schéma.

Il apparaît dès lors souhaitable que soient clairement distingués les objectifs à poursuivre et à mettre en œuvre dans les temps courts (d'ici 2013), des objectifs de moyen terme qui peuvent faire consensus sur le fond mais qui nécessiteront un temps de préparation incompressible. Les incertitudes suscitées par la réforme de la fiscalité locale contribuent à susciter cette demande d'une mise en œuvre en deux temps.


DocDoc

À lire
- Interco : chronique d'une guerre annoncée, La Lettre du cadre territorial n° 414, 15 janvier 2011
- Intercos : la bataille de la fusion, La Lettre du cadre territorial n° 407, 15 septembre 2010.

À découvrir
La lettre d'information « Interco »

Pour aller plus loin

« L'intercommunalité de A à Z », un ouvrage de la collection Classeurs des éditions Territorial. Sommaire et commande sur http://librairie.territorial.fr, rubrique « Classeurs ».

La Lettre de l'intercommunalité
Chaque mois, 20 pages d'informations 100 % utiles pour accompagner
le développement de votre EPCI.
Abonnez-vous à La Lettre de l'interco et bénéficiez de l'accès illimité à l'intégralité des précédents numéros archivés en ligne.
Pour recevoir un numéro gratuit : marie-aurelie.colpin@territorial.fr