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« Il faut continuer à manger et à nager ensemble »

Article du numéro 416 - 15 février 2011

Interview

Comment gérer les difficultés liées aux exigences religieuses dans la vie locale ? Dans son dernier ouvrage, l'anthropologue Dounia Bouzar propose des solutions concrètes à des situations particulières. Elle invite en particulier les élus à ne pas faire le jeu des radicaux, qui voudraient leur faire croire que leurs spécificités religieuses imposent des adaptations sociétales.

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"Laïcité mode d'emploi"
Dounia Bouzar
Éditions Eyrolles


À partir de quand la loi considère-t-elle que la visibilité religieuse devient un élément perturbateur dans l'espace public ?

Justement, lorsque ça perturbe le fonctionnement des services publics ! Cela se décline de différentes façons : si c'est une cantine, il faut continuer à manger ensemble. Si c'est une piscine, il faut continuer à nager ensemble. Revenons aux sources : si l'État est neutre, c'est pour permettre la liberté d'expression religieuse des citoyens. Nous avons tous le droit de croire et de ne pas croire. Mais les différences ne doivent pas devenir des barrières pour vivre ensemble. Où mettre le curseur pour que la liberté de l'un n'entrave pas la liberté de l'autre ? Où s'arrête ma liberté de ne pas croire pour ne pas empiéter sur ta liberté de croire ? Facile à dire mais pas facile à faire, surtout lorsqu'il y a plusieurs croyances.


Votre dernier livre aborde des cas très concrets de ce « malaise ». Travaillez-vous avec les collectivités locales ?

Les fonctionnaires ne doivent pas être des juges de conscience. Ce qui signifie que la bonne question n'est pas : qu'est-ce que dit l'Islam ? Mais bien : est-ce que la revendication religieuse amène l'inclusion du citoyen ou au contraire provoque une segmentation au sein de la cité ? Concrètement, si un enfant ne veut pas manger de viande à la cantine, on ne doit pas se mettre à chercher ce que dit le Coran sur la viande hallal et entamer une discussion sur ce sujet. Ce qui intéresse le responsable, c'est que les enfants continuent à manger ensemble autour de la même table. Si l'on ne cherche pas de solutions, certaines écoles jettent 70 % de la viande à chaque repas... et cela exclut de la cantine ces élèves. Si l'on introduit de la viande ritualisée, le retour d'expériences montre que cela segmente les élèves entre eux avec des confrontations du type : « Touche pas à ma viande hallal, va manger ton sale porc ». Je vais donc chercher une solution qui permette de respecter les différences sans pour autant que celles-ci séparent les enfants.

Personnellement, je suis pour qu'on ôte les repas « sans porc », qui catégorisent encore des enfants selon leur confession, et que l'on propose systématiquement deux types de repas : un avec viande et un sans viande, de type végétarien. Ainsi, on n'introduit pas de référence religieuse dans le service public, tout en laissant la possibilité aux élèves de choisir leur menu quelles que soient leurs croyances ou leurs non-croyances, de se déterminer librement sans pression, de changer de référence, et surtout, cela permet des repas communs entre « tous ceux qui ont envie de poisson », sans que personne n'ait à se positionner sur son éventuelle religion ou athéisme !


Maintenir des principes républicains, c'est un bras de fer permanent...

En fait, il y a une grande ignorance du principe de la laïcité. Il faudrait apprendre à chaque jeune que sa liberté de conscience s'arrête où commence celle de l'autre. La laïcité a été mise en place en 1905 pour que plus jamais, il ne faille être « de la religion du roi pour être sujet du roi ». Cela veut dire que plus jamais on n'imposera une vision du monde comme supérieure. Pour rester dans l'exemple de la nourriture, au lieu de transmettre aux jeunes que « tu peux manger du poisson mais à côté de toi, tu dois respecter ton copain qui adore la charcuterie corse », et vice versa, les décideurs cèdent souvent aux rapports de force, selon le nombre de requérants athées ou croyants pratiquants. Cela donne lieu à des aberrations qui aboutissent au « tout hallal » après avoir été au « tout porc » pendant des années !

Même la Protection judiciaire de la jeunesse, censée représenter la loi, a glissé : une directive du Bureau des méthodes éducatives a conseillé aux directeurs des foyers de supprimer le porc, tout cela dans l'espoir de désamorcer les demandes de hallal ! Quelle belle manière d'apprendre aux jeunes que toutes les visions du monde sont égales et respectables ! Inutile de préciser que cela n'a fait qu'amplifier le phénomène... Et tout le monde est discriminé : les jeunes qui mangeaient du porc et les musulmans pratiquants, alors qu'ils sont en situation d'enfermement et que la loi de 1905 oblige les services publics à respecter leur conscience. C'est le contraire qu'il faut faire : garder impérativement le porc sur les tables tout en présentant une diversité alimentaire, et obliger les jeunes à manger ensemble sans se traiter de pur ou d'impur !


Pourquoi la laïcité est-elle devenue si rapidement un sujet de crispation ?

Dans mes deux dernières enquêtes au sein des services publics et des entreprises (1), je constate que lorsque l'islam est mis en avant, il y a un malaise car le décideur hésite pour savoir ce qui relève de la liberté de culte et ce qui révèle un dysfonctionnement de l'individu ou du radicalisme. Autrement dit, on n'applique pas les mêmes critères à Hamid ou à Jean-Pierre parce les représentations que l'on a sur la catégorie « les Musulmans » parasitent le diagnostic. Il y a un sentiment d'étrangéité concernant l'Islam, au sens où l'on perçoit les valeurs de cette religion comme très différentes de notre société française. Du coup, les décideurs oscillent entre la peur d'entraver la laïcité et celle d'être islamophobes ou ethnocentristes... Ce qui produit deux sortes de mauvaise gestion : le traitement discriminatoire, que l'on connaît bien, mais aussi le traitement laxiste, autre face de la même médaille des représentations négatives sur l'Islam : « on ne peut pas leur en demander autant qu'aux autres... »

Il y a quantité d'exemples : un collégien arrache une affiche en prétendant que « sa religion lui interdit de voir des silhouettes humaines » ? S'il s'appelle Kévin, le CPE va l'envoyer directement au psychologue du service, c'est-à-dire qu'il va utiliser sa grille habituelle : pourquoi a-t-il besoin de faire son intéressant ? Pourquoi veut-il se confronter à l'adulte et à l'interdit ? À aucun moment, le CPE ne va appréhender la question comme le produit de la croyance chrétienne ! S'il s'appelle Farid, il y a une hésitation. Le CPE se rappelle qu'il y a un problème avec les idoles chez les musulmans, qu'ils ont explosé un Bouddha telle année, qu'ils n'ont pas accepté les caricatures du Prophète... Autrement dit, il va en rester au niveau religieux et in fine valider le comportement de Farid comme la simple application de l'Islam ! Et, adolescence oblige, plus Farid sent qu'il peut déstabiliser l'adulte en mettant du religieux en avant, plus il en rajoute...


Comment jugez-vous la position des politiques sur l'Islam de France ?

Involontairement, au lieu d'affaiblir les radicaux, les élus de gauche et de droite renforcent leur pouvoir ! Dès lors qu'ils parlent de l'Islam, ils reprennent, et donc valident, leurs interprétations : soumission des femmes, des non-musulmans, etc. Les groupuscules radicaux voulaient faire passer la burqa pour une simple pratique musulmane : ils ont réussi ! Certes, la burqa a été interdite, mais 99 % de la population française est persuadée que celles qui sont voilées intégralement appliquent « le Coran à la lettre »... et non pas qu'elles ont été endoctrinées par des mouvements sectaires... Cela a grossi le rang des islamophobes, confortant leurs représentations négatives sur l'islam.
Islamophobes et islamistes partagent la même définition de l'Islam et s'alimentent les uns les autres. À mon avis, la cohésion sociale est tendue. C'est pour cela que j'ai investi le recours à la loi. Ça me semble être la seule façon de désamorcer cette vision du monde bipolaire qui est en train de se refermer sur nous et d'infiltrer les débats publics actuels. C'est par le terrain et non par des grands discours que l'on réglera les choses tous ensemble.


1. « La République ou la burqa : les services publics face à l'islam manipulé », « Allah a-t-il sa place dans l'entreprise ? », Dounia Bouzar et Lylia Bouzar , Albin Michel


DocDoc

À lire
- « Rappel du principe de neutralité des agents publics », La Lettre du cadre territorial n° 413, 15 décembre 2010
- « Loi sur le voile : les collectivités devront prendre le pli », La Lettre du cadre territorial n° 410, 1er novembre 2010
-  « Une charte pour la laïcité », La Lettre du cadre territorial n° 377, 1er avril 2009

Pour se former
« Laïcité et collectivités »
Le 25 mars, Paris
Contact : Joëlle Mazoyer, 04 76 65 61 00, joelle.mazoyer@territorial.fr