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Liberté, égalité, fraternité... aujourd'hui

Article du numéro 400 - 01 mai 2010

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Liberté, égalité, fraternité, « les trois marches du perron suprême », disait Victor Hugo, et la belle devise de notre République sous laquelle la plupart d'entre vous passent chaque matin en grimpant les trois marches accédant à sa collectivité. Quel sens donnons-nous aujourd'hui à ces mots ? Sont-ils indissociables ? Sont-ils antagonistes ? Sont-ils la condition d'un monde durable auquel nous aspirons ?

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Liberté, égalité, fraternité, « les trois marches du perron suprême », disait Victor Hugo, et la belle devise de notre République sous laquelle la plupart d'entre vous passent chaque matin en grimpant les trois marches accédant à sa collectivité. Quel sens donnons-nous aujourd'hui à ces mots ? Sont-ils indis­sociables ? Sont-ils antagonistes ? Sont-ils la condition d'un monde durable auquel nous aspirons ?
Comment, dans une société où l'individu prime, où l'apparence et l'« avoir » dominent, comprendre à nouveau que l'on ne gagne pas sa liberté uniquement en s'affranchissant des contraintes. Trop d'entre nous confondent ce petit parfum d'audace qu'est la transgression, avec la liberté que Rousseau définissait si bien comme « l'obéissance à une loi que l'on s'est prescrite ».
Pourquoi rencontre-t-on si rarement le mot « égalité » seul aujourd'hui, mais le plus souvent accompagné... égalité des chances... Et, comme le disait avec humour Albert Jacquard dans une comparaison sportive, que veut dire « égalité des chances » : partir de la même ligne ou avoir les mêmes mollets ?
Comment, et Régis Debray pose cette question dans son livre Le Moment Fraternité, retrouver le sens et la force du « nous », au royaume morcelé du « moi je » ?
Ces questions, comme tant d'autres, et diverses réflexions, nous avons voulu les partager avec vous, à l'occasion de ce numéro anniversaire de La Lettre du cadre territorial (400e).


Aucun des trois mots ne peut exalter seul nos valeurs

Éric de Montgolfier
Procureur de la République à Nice

Est-ce de les voir alignés au fronton des bâtiments de la République qui conduit la plupart à distinguer, sans les relier, chacun des éléments qui composent sa devise ? Certes la
liberté, l'égalité autant que la fraternité ont leur sens. Pourtant aucun n'a de vie sans les deux autres, aucun ne peut prétendre à exalter seul les valeurs dans lesquelles devrait s'incarner notre peuple. Rien davantage n'autorise quiconque à leur conférer un ordre prioritaire.

L'égalité ne peut consacrer les inégalités
Le premier répond au c½ur de l'Homme, toujours ardent à se libérer des contraintes qui l'accablent, trop souvent au profit des appétits qui l'étreignent, des instincts qui prévalent sur sa raison. Cette recherche paraît si naturelle que l'on finirait par oublier que nul ne peut vivre seul au sein de la nature. Elle n'organise pas cette liberté absolue à laquelle il nous plaît parfois de rêver, mais, au contraire, une dépendance dont rien ne peut nous délier, sinon la mort. Ainsi la liberté dans la République ne se peut concevoir dans l'individualisme, tentation qui la corrompt au lieu de l'épanouir. Pour être conforme à l'idéal qu'elle nous inspire, la
liberté ne peut qu'être partagée, sans que nul ne puisse se prévaloir de celle qui lui est accordée quand elle est nuisible à d'autres. Mais le proclamer ne peut suffire quand ce réflexe n'a rien de naturel et s'inscrit, au contraire, contre la tentation du privilège.
Encore faut-il établir des règles qui ne donneront pas, hors l'intérêt commun, plus de place aux uns qu'aux autres. Mais cette égalité, à laquelle nous nous référons si volontiers d'un point de vue égoïste, est trop souvent présentée comme un produit arithmétique. Il faudrait donner à chacun la même chose et la République serait satisfaite ! À ce compte-là, l'égalité ne ferait cependant que consacrer les inégalités, voire les aggraver, car une répartition égalitaire n'est pas nécessairement équitable. Ainsi la liberté n'est-elle qu'un leurre quand elle est reconnue à tous également. Elle permet alors au riche d'accabler le pauvre, interdisant même au juge de rendre la justice quand sa fonction est précisément de l'établir. Imagine-t-on un système fiscal imposant aux revenus les plus faibles de consacrer à l'impôt une somme identique à celle qui est demandée aux plus fortunés ? Seule la proportion est de nature à établirl'égalité, quand elle pâtit d'une aveugle répartition. Encore faut-il en trouver la clef, au mépris de cet instinct de domination qui, si souvent, inspire l'homme dans ses relations avec ses semblables.

La fraternité est une obligation humaine
La fraternité, dernier élément de notre devise mais pas le moindre, apparaît dès lors comme aussi fondamental que les deux autres, leur donnant, au-delà des mots, un sens qui seul permet de considérer le tout comme exprimant les valeurs de la République. On ne saurait toutefois négliger que ceux-là se réfèrent à des droits, quand la fraternité constitue d'abord une obligation qui s'inscrit directement dans le patrimoine de l'humanité. L'évoquer, la réclamer plus encore, conduit, non pas à revendiquer contre ses concitoyens, mais à les respecter tous également, alors que la recherche de la liberté ou de l'égalité tend à les diviser. Ainsi pourrait dominer le sentiment d'appartenance à une seule collectivité, sans mépriser aucun de ses membres, même si des divergences s'expriment, naturellement acquises en raison d'origines ou de choix de vie différents. À cet égard, l'injonction que nous adresse la République lui interdit toute forme de discrimination ; elle ne saurait y être autorisée au nom d'une histoire qui, pour n'être pas celle de tous, prétendrait figer notre avenir en excluant ceux qui l'ont rejointe.

Correctif majeur au regard d'une liberté qui se voudrait surtout sécuritaire, comme d'une égalité qui oublierait qu'elle est une conquête et pas un acquis, la fraternité est indispensable à une saine évolution de la République. C'est elle qui permettra à la justice de corriger les excès du droit, elle qui corrigera tant de préjugés qui réduisent la place donnée aux plus défavorisés au sein de la communauté nationale, à ceux auxquels il est sans cesse demandé de justifier leur adhésion à ses principes, quand il suffit aux autres de se réclamer de leurs ancêtres. Ainsi, dans une République qui prétend promouvoir le respect des hommes et de leurs convictions, jusque dans leurs différences, la fraternité ne peut qu'être la clef d'un débat sur l'identité nationale.


« Si nous ne savons pas vivre comme des frères, nous mourrons comme des idiots »

Patrick Doutreligne
Délégué général de la Fondation Abbé Pierre

Pourquoi les valeurs de la République sont-elles questionnées à ce point, qu'il faille les invoquer, soit à l'occasion d'un débat sur l'identité nationale, soit quand le socle républicain semble ébranlé par la construction de l'Europe, les effets de la mondialisation, ou encore la crise économique qui sévit actuellement ?
Sans doute parce que leurs définitions ont migré du sens d'une valeur à celui d'un objectif, moins présent dans les pratiques de nos gouvernants que dans les discours. La grande illusion a certainement été de croire, ou de faire croire, que ces trois fondements de notre devise pouvaient être dissociés, que d'aucuns pouvaient les classer, leur attribuer des priorités ou les échelonner dans le temps.
Certains choix de société vont ainsi se justifier au nom de la liberté. N'utilise-t-on pas le mot libéralisme pour développer une vision d'un système économique. Les évolutions démocratiques, sociologiques, sociétales seraient ainsi dépendantes essentiellement, voire exclusivement, de son respect.
De nombreux politiques nous expliquent que toute entrave à cette liberté serait un obstacle au développement d'une collectivité dans lequel chacun est censé y trouver sa place grâce à cette liberté.
L'égalité, dans cette conception économique et politique, ne devient plus la condition de ce socle républicain, mais la conséquence prévisible, attendue, voire infaillible de l'application de ce principe.

Toute tentative de soutien particulier, de discrimination positive, d'attention ciblée ne serait que des scories altérant une « égalité vraie » engendrée par le système. Hors la tolérance « humanitaire » pour certains défavorisés, l'aide devient vite stigmatisée sous le vocabulaire d'assistanat pour tenter d'en démontrer le caractère pesant, voire injuste pour les forces « actives »....
Les réticences de certaines grandes écoles pour intégrer des jeunes venant des quartiers en difficulté en représentent une autre illustration, puisqu'elles évoquent la rupture de « l'égalité républicaine », comme si chacun avait eu les mêmes chances dans sa vie sociale, familiale, environnementale, culturelle, économique,....

Comment parler d'égalité quand la Fondation Abbé Pierre révèle dans son dernier rapport que 600 000 enfants vivent dans des conditions d'habitat intolérables.
L'égalité proclamée à la naissance ou celle devant l'impôt sont totalement bafouées quand, par exemple, les transmissions de patrimoine connaissent de tels avantages fiscaux et dans de telles proportions, que la notion même d'égalité perd tout son sens (plus de 300 000 euros peuvent être transmis à chaque enfant hors fiscalité par un couple et cela tous les six ans...).

Enfin, la fraternité semble être la plus touchée, certains diront obsolète. Est-ce la montée de l'individualisme, la perte de l'influence du religieux, la faible représentation syndicale, la tentative de diminution des ambitions de solidarité qui ont pu émerger après les guerres ?

Là encore, la perte de signification et de valeur de ce pilier républicain peut être aussi analysée comme consécutive à la dissociation des trois termes.
Les plus grands combattants pour la liberté et l'égalité n'ont pourtant jamais omis d'y associer la fraternité lorsqu'ils haranguaient la foule ou les pouvoirs publics.

Faut-il évoquer les grandes âmes telles Gandhi ou, beaucoup plus près de nous, l'Abbé Pierre, pour s'en souvenir, ou évoquer l'interpellation de Martin Luther King « Si nous ne savons pas vivre comme des frères, nous mourrons comme des idiots » ?


Des notions d'idéal commun qui ne sont pas les mieux partagées

Annie Genevard
Maire de Morteau

Les maires que nous sommes ont chaque jour à mettre en ½uvre notre belle devise républicaine car ils en sont les garants dans l'action qu'ils mènent auprès de leurs concitoyens. Mais la chose n'est pas aisée car les notions d'idéal commun et d'intérêt général ne sont pas les mieux partagées et la somme des intérêts particuliers ne saurait faire un projet collectif.

Les exigences et parfois l'égoïsme rendent la tâche des élus difficile. Que dire de cet administré furieux d'avoir été réveillé par la balayeuse municipale qui décide de se « venger » aux élections régionales où son maire est candidat ? Que dire de cet autre, restaurateur, qui décide de ne plus voter parce qu'un concurrent s'installe dans la même ville que lui ? Que dire de l'immense majorité qui réclame de plus en plus de services et de moins en moins de fiscalité, qui veut, par exemple, des contrôles routiers pour autrui mais qui veut dans le même temps garder le droit d'enfreindre les limitations, qui estime être dans son bon droit d'intervenir à sa guise et sans autorisation d'urbanisme sur sa propriété ?

Et cependant, c'est parce qu'ils croient en la vigueur de notre devise républicaine que les maires s'efforcent de la faire vivre au quotidien, en activant le sens de la responsabilité individuelle qui, seule, peut garantir la liberté de tous, en traitant chacun, quel qu'il soit, d'une manière équitable car là est le ferment de l'égalité, en développant la notion de fraternité par le soutien aux associations qui en sont de magnifiques représentantes (à Morteau, il existe une association pour 42 habitants soit 170 associations) ou en adhérant à la Charte de la fraternité.
C'est dans ce cadre que nous réalisons la fête des voisins, des rencontres intergénérationnelles ou que nous développons des services à la population innovants en matière culturelle ou sociale.


La République française a mal à sa devise !

Jean-Paul Delevoye
Médiateur de la République


La République française a mal à sa devise ! Pour un nombre grandissant de nos concitoyens, le triptyque républicain n'évoque plus l'esprit de la Révolution dont ils pourraient revendiquer la filiation avec fierté. Il représente aujourd'hui le profond décalage entre une réalité quotidienne difficile et de grands principes qui ne semblent persister que dans les manuels scolaires et les discours politiques. Il symbolise, sur fond de défiance envers le politique, l'incommensurable distance du discours aux actes, des idées aux faits. Quelle liberté, à l'heure où les dépendances financières et affectives ressortent, donnant l'impression de subir sa vie plus que de la choisir ? Quelle égalité à l'heure où les injustices sociales, crise économique oblige, se font plus criantes, plus évidentes, plus douloureuses ? Quelle fraternité à l'heure où l'individualisme conquérant des Lumières s'est transformé en égoïsme nombriliste, le chacun pour soi ayant relégué la solidarité et la responsabilité citoyenne aux oubliettes, les hommes et femmes étant glorifiés dans leurs réussites personnelles mais méprisés dans leurs défaillances et isolés dans leurs échecs.

C'est un faux procès de demander à un symbole d'être réalité, à un système de valeurs d'être invariablement et parfaitement en actes. Les valeurs sont d'abord un guide pour l'action - individuelle ou collective - et un référentiel.
Demande-t-on à Marianne d'avoir réellement existé, aux mythes antiques de s'être véritablement produits, aux idéologies d'être expérimentales, à ce que l'on espère prochainement de n'être pas déjà ?

À l'inverse, ce serait déni et irresponsabilité de ne pas examiner ces principes au regard de la réalité vécue et de ne pas confronter ces valeurs aux actions politiques menées et à leurs résultats.

Des batailles à mener
Fragilisée en ses valeurs, notre République est aujourd'hui menacée en ses fondements. D'autres systèmes apparaissent comme plus séduisants et plus protecteurs. Le communautarisme offre cette solidarité et ce sentiment d'appartenance à un collectif, lorsque notre corps social traditionnel se délite. Les systèmes parallèles promettent une ascension sociale rapide lorsque le marché de l'emploi demeure sous tension, lorsque l'école apparaît comme un organe de reproduction des élites, lorsque tout un chacun n'a pas le sentiment d'être reconnu à hauteur de son potentiel et de ses mérites, malgré l'égalité des chances régulièrement affirmée.

La République devra mener de front deux batailles : l'effectivité de ses promesses au quotidien pour retrouver du crédit et le combat idéologique pour cultiver de nouvelles espérances. Liberté - égalité - fraternité : c'est la croyance, érigée en modèle de société, qu'il est possible de faire coexister les intérêts individuels avec les aspirations de l'homme à faire la société. C'est un équilibre déterminé dans le rapport entre l'individu et le collectif, une promesse faite à l'individu de lui offrir les moyens de se réaliser personnellement tout en respectant son devoir envers autrui. C'est un credo pour le vivre ensemble. La devise est devenue l'argument des déçus de la République qui réclament en actes ces promesses. Faisons en sorte qu'elle ne soit pas la formule cynique de ceux qui réfutent toute possibilité de vivre ensemble. Elle doit encore pouvoir être prononcée sans amertume ni ironie !


Bâtir la haute qualité démocratique

Geneviève Ancel
Administratrice territoriale chargée du développement durable au Grand Lyon et à la ville de Lyon
Coordinatrice des Dialogues en humanité
http://dialoguesenhumanite.free.fr/


Bien sûr, nous nous reposons toujours sur des fondamentaux que sont la liberté, l'égalité et la fraternité, qui sont à revisiter régulièrement. Mais la question qui nous est posée est : « que peut-on renouveler en
matière de valeurs ? »
Rappelons le sens premier du mot valeur, qui signifie « force de vie ». Nous l'oublions trop souvent.
Nos valeurs se construisent avant tout sur un principe de cohérence. Il y va de notre capacité, à nous, cadres territoriaux, de construire cette cohérence sur le fond et la forme, en nous appliquant à nous-mêmes les valeurs que nous entendons développer. Il nous faut reconnaître la part d'inhumanité qui est en nous, notre barbarie intérieure que nous oublions trop souvent en essayant de trouver le problème chez l'autre.

Produire du mieux-être dans l'intérêt général
Nous devons également développer dans nos métiers la valeur de responsabilité, que je voudrais articuler avec un principe d'espérance. Comme le dit Edgar Morin : « L'improbable a souvent lieu dans l'histoire ». La responsabilité ne veut donc pas dire pour nous être « psychotriste », moralisateur, mais c'est être capable de nous plonger dans des dynamiques vertueuses. Il nous revient d'activer les leviers pour donner envie, d'axer notre management autour de la notion de bonheur. Pour le politique, il ne s'agit pas que de gagner des élections, pour l'économiste de faire plus de PIB. Pour le manager, il en va de même, il ne s'agit pas de maîtriser ses services et ses actions, mais de contribuer à la production de mieux-être dans l'intérêt général, en appliquant ces principes à lui-même, ce qui n'est pas toujours le cas.

Il nous revient enfin de bâtir ce que j'appelle la « haute qualité démocratique », à l'instar de la haute qualité environnementale. Cela suppose par exemple de construire le conflit comme une alternative à la violence, apprendre à travailler autant sur les points d'accord que de désaccord, et de progresser à partir de ce désaccord.

Cela vaut aussi bien d'un point de vue personnel que de transformation sociale et managériale. Il nous faut construire dans nos organisations, une capacité d'écoute et de bienveillance, pour que chacun trouve sa place.