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Erika : voyage au bout du droit pénal

Article du numéro 392 - 15 décembre 2009

Contentieux

Le procès en appel de l'Erika vient de s'achever. Les collectivités parties civiles y auront beaucoup appris : sur la tenue d'un grand procès pénal certes, mais aussi sur les pratiques de certains grands cabinets d'avocats en matière de facturation.

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Décembre 1999, l'Erika déverse 31 000 tonnes de fuel sur 400 km de côtes, du Finistère à Noirmoutier. Pour les collectivités, il faut d'abord nettoyer, aider ensuite dans l'urgence les professionnels touchés, puis enfin envisager les réparations.
De 2000 à 2006, les collectivités ont multiplié les procédures, longues mais classiques : chiffrer le préjudice matériel, le remboursement des frais, les manques à gagner ­divers. Rien que de très habituel somme toute : ­expertises, production de pièces administratives, contre-expertises, procédures contentieuses administratives, procédures auprès, puis contre le FIPOL... Les trois ­régions, les départements, des dizaines de communes mènent ces combats en ordre dispersé, le plus souvent avec le concours de leurs avocats habituels, habitués des TA.


Une nouvelle stratégie

En 2006, une tout autre procédure appro­che : le procès pénal devant le tribunal correctionnel de Paris. Les présidents des ­régions Bretagne, Pays de la Loire et Poitou-Charentes décident d'élaborer une stratégie commune et de confier leurs intérêts à un groupement d'avocats unique. Ils décident aussi que le combat pénal qui s'annonce ­devra déplacer les lignes du droit. Sûrs d'obtenir réparation des préjudices matériels, ils choisissent de réclamer la prise en compte du préjudice écologique.
Cette stratégie prend à contre-pied les services juridiques et les avocats de chacune des collectivités. Tout au chiffrage des préjudices matériels, tout à une lecture conventionnelle du droit public, peu croient en la possibilité d'obtenir devant un tribunal une décision qui révolutionnerait le droit de l'environnement. Les débats font rage. Certains élus, convaincus par leurs juristes et leurs avocats de l'impossibilité d'obtenir cette ­réparation, et même du risque de tout perdre, claquent la porte de la coordination et ne plaideront que le remboursement du préjudice matériel. Ils signeront presque tous plus tard une transaction avec Total.


Avocats contre armada

Le choix déterminant de la coordination ­pilotée par les régions aura été de se doter de moyens conséquents pour faire face à l'armada des défenseurs de Total et de ses ­coaccusés. Il a fallu financer des expertises pour défricher la notion de préjudice écologique, écumer les colloques scientifiques, payer des travaux de recherche. Cette agitation a été critiquée. Il est vrai que financer une étude détaillée, par l'INRA, du préjudice causé aux ramasseurs de coquillages, a pu apparaître futile. Pour la région des Pays de la Loire, plus de 600 000 euros auront été consacrés aux expertises et aux honoraires des différents avocats pour le premier procès en 2007.
Sous la houlette de Jean-Pierre Mignard, les avocats des collectivités bousculent le ­déroulement du procès, occupent l'espace médiatique, pèsent sur la reconnaissance d'un préjudice qui n'existe pas en droit, mais qui prend corps dans la société. Ce qui n'était pas imaginable à l'époque de l'Amoco, le ­devient. Les collectivités assistent aux passes d'armes entre leurs propres avocats : ceux qui veulent assurer l'essentiel et le remboursement du contribuable, ceux qui portent un combat d'une ­autre nature, au nom des ­citoyens et de leur relation à l'environnement.
Le jugement du 17 janvier 2008 donne doublement raison à la stratégie des ­régions. Non seulement les condamnations pénales sont sévères, mais les condamnations civiles sont à la hauteur du temps et de l'argent ­investis dans le procès. Pour les Pays de la Loire, Total et les autres condamnés doivent verser 4 780 000 euros. Mieux : même s'il n'est accordé qu'avec parcimonie, le préjudice écologique est reconnu.


Le combat des honoraires

Immédiatement, Total fait appel du jugement : un second combat commence, à ­effectifs réduits car de nombreuses collectivités se retirent, signant une transaction avec Total. Les collectivités rassemblées derrière les régions s'organisent différemment. Le collège des avocats est réduit. En octobre et novembre 2009, le préjudice écologique est au c½ur du second procès. Mieux étayées, les demandes de réparation ont marqué les ­esprits. En sus des décisions de première instance, la région Pays de la Loire réclame 30 millions d'euros pour le préjudice écologique et le remboursement des frais engagés, notamment des honoraires d'avocats.
Ces honoraires sont connus (les factures ont été transmises au tribunal) car les régions ont refusé toute rémunération au résultat. Elles ont considéré qu'aujourd'hui, en droit, de telles pratiques n'étaient pas possibles. Mais elles regrettaient en même temps que des petites communes aient jeté l'éponge en appel car elles ne pouvaient pas payer des honoraires avant d'avoir l'assurance d'une indemnisation. Et il se murmurait au Palais que, parmi celles qui étaient encore là, certaines avaient bravé l'interdit, moyennant des forfaits horaires à géométrie variable et une facturation a posteriori qui ressemblait fort à un pourcentage déguisé... Ignorantes des usages des grands procès pénaux, certaines ­auraient même fait voter par leurs conseils municipaux de véritables conventions d'intéressement.
Au-delà des questions de droit, le principe même d'une rémunération au ­résultat pose question. Est-il acceptable d'amputer les ­indemnités qui reviennent au contribuable (et qui seront investies dans des dispositifs de préservation de la biodiversité littorale), d'un pourcentage, aussi ­minime soit-il ?
À travers ce procès, toutes ces collectivités auront découvert un univers juridique qui leur était étranger, tout en gardant leurs distances avec les pratiques des groupes privés dans les grands procès pénaux. Les professionnels territoriaux qui ont pris part à ces travaux et assisté à ces audiences, ont tous vécu, eux, des moments d'une intensité rare, qui marquent un parcours.
Prochaine étape : jugement en appel rendu le 30 mars 2010. Une semaine après le second tour des élections régionales...


Avocats et collectivités : une mise à plat est nécessaire

Jean-Pierre Mignard
Avocat associé - cabinet Lysias Partners

Un procès comme celui de l'Erika (quatre mois en 2007 en première instance et un mois et demi devant la cour d'appel de ­Paris en 2009) pose des questions très lourdes. L'accès à ce type de procès est presque ­impossible pour les particuliers et très difficile pour les associations. Lorsque celles-ci sont en mesure de concevoir une stratégie globale, elles disposent rarement des moyens financiers permettant à leur avocat de préparer avec tout le soin et la disponibilité nécessaire une procédure d'une telle ampleur. Restent les collectivités, et ­encore convient-il de distinguer une commune de quelques milliers d'habitants et une ­région.

Un conseil de haut niveau

L'enjeu moral et politique de leur présence signifie que le conseil doit être du meilleur niveau. En fait (et en droit...), il doit être comparable à celui des avocats d'une grande ­entreprise, disposant de larges moyens ­juridiques et financiers, lorsqu'elle se trouve directement ou indirectement prévenue du délit de pollution maritime, comme Total dans le naufrage de l'Erika. Total avait, en première instance, au moins six avocats et des assistants. Des avocats réputés et de­ talent, dont les tarifs ne sont pas éloignés de cabinets ­anglo-saxons et qui ont disposé de moyens financiers qui ne leur ont pas été comptés.
Or, l'assistance fournie par un cabinet d'avocats à un tel procès est exceptionnellement coûteuse. Le temps de préparation est à peu près égal à celui de l'audience elle-même. En outre, durant tout ce temps, l'acceptation d'autres dossiers et l'activité de prospection, naturelle pour toute entreprise, sont extrêmement difficiles. La vie d'un cabinet tel que Lysias Partners s'organise alors autour d'un seul dossier.
Les collectivités doivent changer leurs pratiques
Pour faire face, les collectivités doivent changer leurs habitudes et leurs pratiques ; mais le droit aussi doit évoluer.
Elles doivent cesser de se réfugier derrière le sacro-saint principe du « service fait » et payer des acomptes (ou dans notre cas des provisions) qui éviteront aux avocats d'être leurs propres banquiers et leur permettront de préparer à armes égales les combats ­judiciaires. Pour cela, elles s'appuieront sur l'article 91 du Code des marchés publics qui prévoit que « les prestations qui ont donné lieu à un commencement d'exécution du marché ouvrent droit à des acomptes ».
Le versement d'honoraires de résultat doit devenir possible. Aujourd'hui, si une collectivité n'a pas pu payer d'acompte, un tel versement serait contraire à la loi. C'est du moins ma lecture. En effet, l'article 10 de la loi du 31 décembre 1971, dans sa ­rédaction issue de la loi du 10 juillet 1991 dit bien : «... Toute fixation d'honoraires, qui ne le ­serait qu'en fonction du résultat judiciaire, est interdite. Est licite la convention qui, ­outre la ­rémunération des prestations ­effectuées, prévoit la fixation d'un honoraire complémentaire en fonction du résultat ­obtenu ou du service rendu ».
Le règlement intérieur national, publié par le Conseil national des Barreaux précise qu'« il est ­interdit à l'avocat de fixer ses ­honoraires par un pacte de quota litis. Le pacte de quota litis est une convention passée ­entre l'avocat et son client avant ­décision judiciaire définitive, qui fixe ­exclusivement l'intégralité de ses honoraires en fonction du résultat judiciaire de l'affaire, que ces honoraires consistent en une somme d'argent ou en tout autre bien ou ­valeur ».

Il faudrait, même avec l'adoption d'une telle solution, que les petites communes puissent disposer d'une dotation minimale leur permettant de verser un honoraire fixe pour échapper à la prohibition du pacte de quota litis. Tel n'aura pas été le cas de toutes les communes touchées par la ­catastrophe de l'Erika. Mais ce qu'une ­petite commune seule ne peut faire, des ­regroupements territoriaux pourraient peut-être le faire. Un fonds de mutualisation pourrait voir le jour. Il serait remboursé sur la base de l'article 475 du Code de procédure pénale ou 700 du Code de procédure civile par la commune bénéficiaire des fonds avancés. Il y a donc des solutions : encore faut-il vouloir les trouver.


En finir avec la suspicion
L'honoraire complémentaire de résultat est pour les collectivités le moyen, avec un paiement de provisions, de financer ces procès et pour les cabinets d'avocats de les assister sans risque de se naufrager. Inutile d'être hypocrite : il faut en finir avec ce cercle des malédictions de commissions ­attributaires de marchés qui suspectent leur prestataire de service juridique de ­cupidité et ceux-ci de maudire ceux-là comme des pingres ou des ingrats. Il en ­résulte une mauvaise atmosphère de travail car un taux horaire faible peut quelques fois signifier un nombre d'heures surestimé... Le moins-disant n'est parfois pas le mieux-disant.
En l'état du CMP, les personnes publiques courageuses devront prendre quelques précautions. Ne pouvant connaître le montant de l'indemnisation qui sera allouée par le juge, il n'est pas possible d'évaluer le montant estimatif du marché.
Dans le ­cadre de contentieux où le préjudice est ­significatif, la publicité communautaire s'imposera donc. Se posera également le problème de la notation du prix et du respect de l'égalité de traitement dans la ­notation.
À cette fin, la personne publique sera dans l'obligation de diviser le critère du prix en deux sous-critères : le premier correspondrait au prix global forfaitaire ou au taux ­horaire, et le second au pourcentage sur le résultat prélevé sur la réparation obtenue pour la personne publique.

La loi pourrait utilement consacrer cette pratique dans un enrichissement judicieux du Code des marchés publics.


Pour aller plus loin
Les marchés de service juridiques, un ouvrage des éditions Territorial. Sommaire, commande ou téléchargement sur http://librairie.territorial.fr

Pour en savoir plus
sur le procès le site de la coordination des collectivités :http://www.proces-erika.org