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CRC : une suppression à risques !

Article du numéro 382 - 15 juin 2009

Réforme

La réforme annoncée des Chambres régionales des Comptes en fait grincer des dents dans les juridictions financières ! On craint en particulier qu'en privilégiant les missions d'audit, on abandonne le contrôle de la gestion des collectivités et qu'on affaiblisse la lutte contre la corruption. Trois anciens magistrats de CRC prennent la plume pour dénoncer les risques du projet.

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Passé relativement inaperçu, le nouvel article 47-2 de la Constitution, issu de sa révision du 28 juillet 2008, fixe à la Cour des comptes une nouvelle mission, l'« évaluation des politiques publiques », et consacre une nouvelle présentation des comptes des administrations publiques, désormais certifiés « réguliers et sincères ». Quelques semaines auparavant, le président de la République avait explicitement souhaité que « notre pays se dote d'un grand ­organisme public d'audit et d'évaluation ». Depuis plusieurs mois, s'appuyant sur un rapport resté secret de Philippe Séguin, premier président de la Cour, au président de la République, les services du Premier ministre s'emploient à faire inscrire dans la loi ces nouvelles attributions et la réorganisation des juridictions financières chargées de les appliquer.


Supprimer les CRC

Revenons en arrière. Depuis 1982, an I de la décentralisation, sont venues s'ajouter à la Cour des comptes, juridiction financière unique créée par Napoléon Ier et sise à Paris, 26 chambres régionales des comptes ­implantées géographiquement sur 24 sites et 6 chambres territoriales (territoires d'outre-mer), implantées sur deux sites. Récemment, Philippe Séguin a proposé à l'exécutif (Élysée sur le principe, Matignon sur les modalités), de supprimer les CRC en tant que juridictions autonomes et de les remplacer par de nouvelles « entités interrégionales » faisant partie intégrante de la Cour. Ainsi pourrait-on, selon lui, mieux articuler l'évolution de la Cour sur celle de l'État (pourtant encore incertaine avec les projets du « comité Balladur » toujours à l'étude) et faire disparaître les obstacles nés de la ­coexistence de structures proches mais ­autonomes, situation préjudiciable à la coordination de la programmation comme de l'exécution des travaux. Mais ces nouvelles missions - évaluer, certifier - s'inscrivent dans un contexte ­politico-économique plus large. Du côté de l'exécutif - au-delà des péripéties actuelles dues à la crise du modèle économique -, la conviction que la liberté du marché et des entreprises doit prévaloir a conduit depuis plusieurs années à un ­démantèlement, accéléré sous Nicolas ­Sarkozy, de la « loi Sapin ». Ce texte du 29 janvier 1993, issu des travaux de la « commission de prévention de la corruption », avait pour objectif d'encadrer, ­notamment via le Code des marchés ­publics, les relations entre les collectivités publiques et leurs partenaires économiques. Ce ­déman­tèlement, qui affaiblissait le cadre protecteur des citoyens et des consommateurs, s'est doublé d'un affaiblissement du dispositif visant à sanctionner les abus éventuels. La « mort programmée du juge d'instruction », excellemment analysée par Robert Badinter, « sonne le glas des affaires politico-financières », comme l'a écrit justement ­Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier de Paris.


Plus de contrôle de la gestion

La « mort programmée » des CRC et du contrôle de la gestion des collectivités locales en est le pendant logique, qui provoque déjà une grande effervescence dans le milieu des juridictions financières. Elle aura deux ­effets. Tout d'abord, les comptes d'environ 35 000 collectivités locales et établissements ­publics locaux ne seront plus soumis à une juridiction financière, mais « apurés » par les trésoreries générales des finances soumises à leur ministre. Or, cet « apurement » ne porte que sur les comptes et en aucun cas n'implique d'appréciation de la qualité de la gestion des responsables de ces collectivités et établissements. On en revient, pour toutes ces comptabilités, au système en vigueur avant 1981 : il n'y aura plus de contrôle de la gestion. Comment considérer que cela constitue un progrès ? C'est, bien au contraire, une régression. Les quelque 1 500 autres comptabilités, certes les plus importantes, seront à nouveau jugées par la Cour des comptes et ­notamment par ses futures chambres supplémentaires interrégionales, et la gestion de leurs responsables soumise au contrôle de ces chambres. Rien, dans les avant-­projets de loi actuels, ne remet en cause le principe du contrôle de la gestion. Mais il est à craindre qu'il ne s'amenuise très vite avant de disparaître dans les faits. La priorité donnée par l'État à l'évaluation et à la certification ne laissera plus de place ni de temps au contrôle. Ce dernier cède la place à l'« audit », qui n'a d'ailleurs pas vocation à détecter les dérapages, dysfonctionnements, prises d'intérêt et risques de corruption qui peuvent affecter la gestion mais n'apparaissent pas dans les comptes « certifiés ».


les « rapports d'observations définitives » : un savoir-faire utile à tous

Pour petites et grandes collectivités, l'extension du « savoir-faire » des CRC a été valorisée par la possibilité qui leur était donnée de « faire savoir ». Elles disposent d'un outil créé en 1981 et sans cesse perfectionné au fil des ans, les « rapports d'observations définitives » rédigés après une procédure contradictoire au cours de laquelle le contrôlé peut faire valoir son point de vue et ses arguments. Ces « rapports » sont publics puisque lecture en est donnée lors d'une réunion de l'organe délibératif - par exemple, les conseils municipaux - où siègent majorité et opposition. Souvent relayés par la presse locale, ils permettent d'informer les citoyens, c'est-à-dire les électeurs. En ceci, ils contribuent activement au bon exercice de la démocratie locale.


La corruption était plus difficile

Or, nul ne peut contester que, depuis vingt-cinq ans, les CRC ont exercé le contrôle de la gestion des grandes collectivités avec une ­efficacité rarement connue auparavant. Elles ont joué un rôle important dans la mise au jour d'« affaires » et de scandales dont la presse a fréquemment parlé, la dernière en date étant, dans la région Nord-Pas-de-Calais, la commune d'Hénin-Beaumont. Dans un passé récent, en Ile-de-France, les marchés de construction et d'entretien des lycées, les marchés de l'office d'HLM de ­Paris, le « domaine privé » et les chargés de mission fantômes de la ville de Paris, les fonds secrets de la questure de Paris - aujourd'hui supprimée - ont fait l'objet de travaux de la CRC compétente avant, pour certains de ces dossiers, que le relais ne soit pris par la justice pénale. Qui aurait oublié la gestion Carignon, en Rhône-Alpes, ou la gestion Médecin, en Provence-Côte d'Azur, toutes deux dénoncées par les CRC régionalement compétentes et ayant donné lieu à des condamnations pénales ? Certes, la corruption n'a pas disparu avec les contrôles des CRC. Mais elle est devenue plus difficile.


Quand contrôlera-t-on l'essentiel ?

Les CRC actuelles ont encore et toujours des progrès à faire. Pour autant, ce serait nier l'évidence que de contester qu'en ­matière de contrôle de la gestion des collectivités locales, elles ont fait beaucoup plus et mieux pour la bonne utilisation des fonds publics financés par les contribuables que le système précédent, auquel on s'apprête à revenir. Au lieu de chercher à améliorer le système actuel, on va, en fait, « jeter le bébé avec l'eau du bain ». Pour Philippe Séguin, la tâche prioritaire des futures chambres supplémentaires interrégionales de la Cour des comptes sera de procéder à l'évaluation des « politiques publiques partagées » entre l'État et les collectivités locales. Mais l'essentiel de la gestion locale n'est pas « partagé ». Quand le contrôlera-t-on ? Seulement s'il reste du temps disponible pour cette mission, qui ne sera pas prioritaire, et il est à craindre qu'il n'en reste plus guère aux rapporteurs chargés de ces dossiers. En définitive, la loi de décentralisation de 1982 a consacré un meilleur équilibre entre l'État et les collectivités territoriales, dont la plus grande liberté a eu pour contrepoids la création des CRC. En revenant à un système désuet, obsolète et relativement inefficace, on va priver le citoyen d'une information ­approfondie et publique sur les affaires ­locales auxquelles il est directement intéressé. Est-ce là participer à la mission, ­reconnue depuis peu par la Constitution à la Cour des comptes, de « contribuer à l'information des citoyens » ? En tout cas, sûrement pas à l'information de proximité, ­aujourd'hui assurée par les rapports d'observations définitives des CRC et appréciée de tous, élus comme citoyens. Si les futurs projets de loi qui seront soumis demain au Parlement devaient reprendre sur ce point les intentions de Philippe ­Séguin, il faut espérer que les élus nationaux auront à c½ur de veiller à l'intérêt, pour les citoyens, de l'exercice sain d'une démocratie locale mieux informée et plus ­vivante. Et de rejeter le projet qui leur serait présenté en ce qu'il entérinerait la suppression en droit de CRC autonomes et la disparition de fait du contrôle indispensable de la gestion des collectivités locales.


Doc-Doc

À lire

L'interview de Philippe Séguin « Distinguer autonomie fiscale et financière », La Lettre du cadre n° 376, 15 mars 2009.- « Quelle réforme pour les CRC ? », La Lettre du cadre territorial, n° 366, 1er octobre 2008.