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"L'exclusion sociale n'est pas une fatalité"

Article du numéro 373 - 01 février 2009

Interview

Rencontre avec Bertrand Schwartz, initiateur des missions locales, à qui Simone Veil a récemment remis le prix de l'Ethique 2008... Un homme imprégné d'humilité, d'humanité et de volonté.

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Bertrand Schwartz a été directeur de l'École des Mines de Nancy, puis délégué interministériel à I'Insertion professionnelle et sociale des jeunes en difficulté. ll a été l'organisateur de la mission Nouvelles qualifications. Il a créé et présidé I'association Moderniser sans exclure. Depuis son rapport sur I'insertion professionnelle et sociale des jeunes, à la demande de Pierre Mauroy en 1981, Bertrand Schwartz s'est imposé comme l'un des spécialistes français des questions de formation professionnelle continue. Il a été l'inspirateur des missions locales lancées en 1982.


En France, le taux de chômage des 18-25 ans atteint les 20 %. Il est encore plus élevé chez les jeunes dont les parents sont issus de l'immigration : un pays peut-il se construire sur un tel déséquilibre ? Comment faire pour améliorer la situation ?


On ne peut pas continuer à se construire sur un tel déséquilibre et les jeunes ne peuvent pas être abandonnés tels qu'ils le sont aujour­d'hui. Il faut les insérer dans la ­société. Les insérer, c'est leur permettre d'exprimer ce qu'ils ont envie de faire, leur permettre de découvrir eux-mêmes leur chemin. Ceux qui insèrent sont des passeurs, ils ­aident la personne à découvrir ses problèmes, ses chemins, ce qu'elle a envie de faire, ce qu'elle n'a pas envie de faire, ce qu'elle ne peut pas faire, ce qu'elle voudrait faire... Et pour cela, il faut savoir... se taire ! Cela surprend, car les jeunes ont tellement l'habitude d'être en face d'un expert, d'un professeur, de quelqu'un qui répond. Si nous ne répondons pas, alors ils continuent à parler. Et finalement, ils se découvrent. Je les écoute moins, moi-même, pour savoir ce qu'ils ont ­envie de faire, que pour les aider à le découvrir et à se découvrir. Au fond, l'entretien ne sert pas à ce que j'en sache plus de mon interlocuteur, mais que lui en sache plus de lui-même, le découvre et ait la possibilité de s'exprimer. Tout est dans cette écoute ­silencieuse. On a trop tendance à demander aux jeunes ce qu'ils savent faire et leur donner des conseils. Ils savent qu'ils ne savent pas. Alors, ce qu'il faut, c'est leur demander ce qu'ils font, ce qu'ils ne font pas, ce qu'ils vivent. J'ai consacré toute mon existence aux exclus, aux exclus de l'école, comme à ceux de notre société et, aujourd'hui, je ne vois pas d'autres améliorations. Ce n'est pas moi, à 90 ans dans un mois, qui vais vous dire que j'ai des solutions miracles et géniales.


Quand on est professeur, ou employeur, n'est-on pas souvent dans le rôle du supérieur hiérarchique qui ne se dévoile pas ?


Oui, les jeunes se plaignent amèrement dans les missions locales de ce que les chargés de mission ne se ­dévoilent pas. Ils me rapportent : « ils nous demandent de dire des tas de choses sur nous, mais on ne sait pas qui ils sont, on ne sait pas ce qu'ils font ». Il faut aller les voir sur le terrain et je l'avais dit dans mon rapport. Ça signifie prendre un café, les écouter, là dans la rue et pas derrière une table, dans un bureau, et ils diront ce qu'ils font, ce qu'ils regrettent, ce qu'ils aiment. Et à ce moment-là, peut-être qu'on peut les recevoir dans un bureau, parce qu'ils vous connaissent. Parce qu'ils savent que vous êtes un être humain, parce qu'ils vous comprennent et qu'ils n'ont pas l'impression qu'on les utilise plutôt que de les aider.


Vous avez l'impression que les missions locales ne vont plus assez sur le terrain ?


Elles ne vont presque plus sur le terrain. Quand j'ai créé les missions locales, beaucoup moins de jeunes les fréquentaient et plus de temps leur était consacré. Aujourd'hui, on y envoie de plus en plus de jeunes et ce n'est pas en multipliant le nombre de chargés de mission qu'on y arrive. Je vais me faire massacrer si je dis ça, mais ils sont beaucoup trop nombreux. Quand on a écouté un jeune de la manière que j'évoquais, ce qu'il faut alors c'est le mettre en contact avec des institutions qui doivent l'écouter de la même manière et les aider dans ce qu'ils veulent faire. Il ne faut surtout pas commencer à leur donner des conseils. Ils ne les comprendront pas. On n'écoute pas les conseils. D'ailleurs, qu'est-ce que ça veut dire : « vous devriez faire ceci, vous devriez faire cela ? ». J'ai assisté à plusieurs réunions de ce genre : ils n'écoutent pas, ils s'en moquent. Donc, de ce point de vue, les missions locales sont à repenser. De leur côté, les chargés de mission sont malheureux, mais ils ne changent pas. Ils constatent que, finalement, leurs missions se sont transformées. Au lieu d'écouter les jeunes, de les aider à s'améliorer, ils font des prestations de service. Ils sont souvent l'« Anpe bis ». Ils n'écoutent pas, ils parlent, ils conseillent.


Vous dites « écouter c'est entendre, entendre c'est tenir compte, tenir compte c'est négocier, et négocier c'est respecter ». Expliquez-nous !


Écouter, c'est d'abord entendre. Je vais essayer d'entendre ce que vous dites et, en effet, après vous avoir entendu, une fois que vous avez beaucoup parlé, que vous avez dit ce que vous vouliez, ce que vous ne vouliez pas, je vais essayer de vous faire réfléchir par mes questions, mais des questions adaptées. Entendre, c'est apprendre aux gens à se questionner. Et négocier, ça veut dire qu'effectivement, s'ils demandent n'importe quoi, il faut savoir leur répondre que ce n'est pas simple. Il ne faut pas leur dire que c'est idiot, mais que « ce n'est pas facile ce que vous demandez là », puis « comment voulez-vous le faire ? ». C'est ça la négociation ! C'est un respect mutuel, car je respecte les jeunes, mais je veux qu'ils me respectent, c'est essentiel. Respecter, c'est avoir vraiment envie de partager avec ceux qu'on écoute, c'est être curieux de ce qu'ils pensent, c'est porter un réel intérêt à ce qu'ils nous apportent et nous apprennent, et c'est le montrer et parler le moins possible.


Bertrand Schwartz, il y a un sujet que nous n'avons pas évoqué, c'est celui de la formation en alternance. Qu'est-elle devenue ?


J'ai beaucoup, beaucoup, travaillé sur la formation en alternance depuis dix ans, elle ne fonctionnait pas et aujourd'hui, elle continue à marcher mal. La formation en alternance, ce n'est pas simplement, comme c'est trop souvent le cas, envoyer les jeunes en stage pendant un mois et puis, le reste du temps, les mettre en formation. La formation en ­alternance, c'est une vraie alternance, dans laquelle les formateurs, les ­tuteurs et le jeune travaillent ensemble. On commence par les mettre au travail, dans une mission très simple, c'est-à-dire qu'ils savent accomplir, c'est la ­pédagogie du succès. On leur montre ce qu'ils savent faire. Et s'ils ont besoin de quelques connaissances, c'est l'alternance et le professeur qui leur apportent. Le tuteur leur apprend les pratiques, le professeur leur apprend les théories. Et on fait évoluer ensemble l'apprentissage et le travail. On adapte l'emploi à la formation. Un jour, un proviseur m'a dit, « Monsieur, je me suis fait « engueuler » toute ma vie parce que je n'adaptais pas la formation à l'emploi et vous me dites maintenant qu'il faut adapter l'emploi à la formation ! » Oui, je persiste et signe. C'est ça la formation en ­alternance. Et je suis désolé de constater qu'on dépense beaucoup trop d'argent dans une alternance qui n'en est pas une.


Vous avez reçu le prix de l'Éthique avec Amad Ly, un jeune qui, à sa façon, donne ou redonne la parole aux jeunes... Dans votre rôle de passeur, quel message voudriez-vous lui faire passer ? Ce garçon est remarquable, il connaît le sens et le poids des mots... Un message ?


Je crois de plus en plus que les principes de l'écoute participative, du consensus, de la réflexion sur la place des gens dans leur environnement, et de la mise en œuvre de démarches à partir de cas concrets, sont autant de moteurs indispensables pour agir sur notre société en difficulté, et pour transformer un monde qui en a bien besoin.