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« La décentralisation a fait progresser le niveau de service public »

Interview

Éric Giuily, ex-conseiller de Gaston Defferre, puis directeur général des collectivités locales de 81 à 86, a publié « Il y a 30 ans, l'Acte 1 de la décentralisation ou l'histoire d'une révolution tranquille » chez Berger Levrault. Il y relate les coulisses de cette réforme fondamentale, dont il fut l'un des acteurs centraux. L'auteur explique la méthode qui a permis de faire aboutir cette réforme et porte un regard critique sur celles qui ont suivi, ouvrant le débat sur un nouvel acte de la décentralisation.

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La Lettre du Cadre Territorial numéro 449 (15 septembre 2012)

Un article de M Bruno Cohen-Bacrie

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Éric Giuily
Conseiller de Gaston Defferre de mai 1981 à novembre 1982, puis DGCL jusqu'en juin 1986, il a eu la responsabilité de préparer et d'assurer la mise en ½uvre du premier projet de loi de décentralisation, ainsi que
des 32 lois et 300 décrets qui suivirent. Il a ensuite dirigé plusieurs grandes entreprises dans les domaines du transport, de la communication et de l'information, dont la CGM et la SNCM, Pathé, France 2 et l'AFP, jusqu'à sa nomination à la tête de Publicis Consultants où il est resté pendant plus de huit ans. Il a lancé en 2009, avec des partenaires, son propre cabinet de conseil en stratégie de communication corporate et institutionnelle, CLAI.


Qu'est-ce qui est à l'origine de cet ouvrage ?

Ce 30e anniversaire représente le bon moment pour sortir un livre de ce type. Mais, au-delà de cet aspect, j'avais le sentiment qu'avec les élections présidentielles prévues en mai 2012, il y aurait un débat important sur la décentralisation. La loi du 16 décembre 2010 allait, selon moi, déclencher un véritable débat sur ce sujet et se posait la question d'un éventuel acte 3. Dans ce contexte, rappeler comment a été conçu l'acte 1, en dresser le bilan, analyser ce qui s'est passé ensuite, depuis 86, me semblait présenter un grand intérêt. Il s'agissait aussi de réfléchir à ce qu'il conviendrait de faire maintenant. Je croyais que la décentralisation serait un des thèmes de la campagne. En réalité, cela ne l'a pas été et ce pour plusieurs raisons. Très vite, François Hollande a annoncé qu'il abrogerait la loi 2010. Et dans la majorité présidentielle d'alors, la récente « perte » du Sénat a été interprétée comme l'expression d'un malaise des élus locaux. Du coup, Nicolas Sarkozy n'a ni capitalisé sur ce qui avait été réalisé depuis 2007, ni parlé de ce qu'il ferait s'il était réélu. Ce ne fut donc pas un des sujets au c½ur de la campagne. Mais ce double contexte était intéressant : en quelque sorte il s'agissait, au-delà de la commémoration, d'aborder ce qu'on allait faire ensuite. Que peut-on apprendre pour aujourd'hui et demain de ce qui a été fait ?


S'agissant de la décentralisation, vous évoquez une "révolution tranquille". Que recouvre cette expression surprenante ?

Parler de révolution est logique : François Mitterand qualifiait la loi de « plus grande réforme institutionnelle dans l'équilibre des pouvoirs depuis Napoléon ». Pierre Mauroy, son Premier ministre, parlait de textes qui ont bouleversé l'architecture institutionnelle de la France. Il y a une transformation profonde des rapports entre État et collectivités locales : c'est une étape décisive...
Mais c'est effectivement une révolution « tranquille » : à part les polémiques très politiques lors du premier débat parlementaire, tout s'est déroulé dans un climat de relatif consensus, assez simplement et facilement, même s'il y a eu beaucoup de travail (trente-trois lois et trois cents décrets avec une petite équipe). Dans l'application et la mise en ½uvre, il n'y a eu ni grève, ni manifestation contrairement à ce qui s'est passé en 2004 lors de l'acte 2 de Jean-Pierre Raffarin.
On a eu le sentiment que les mesures prises allaient de soi, qu'elles traduisaient une sorte d'évidence ; certains ont même expliqué que les esprits étaient mûrs. Opposition et majorité s'y sont ralliées assez rapidement. La première loi était un véritable coup de boutoir, élaborée dans l'urgence, deux mois entre la formation du Gouvernement et l'ouverture du débat parlementaire. Ensuite, en revanche, il y a eu énormément de concertation, de discussion, d'écoute, avec les associations d'élus, les syndicats. On a beaucoup fait évoluer les textes en fonction de l'expérience. C'était une attitude très pragmatique et ouverte.
On peut regretter que ce 30e anniversaire n'ait été que très timidement célébré, car la loi du 2 mars 1982 est un vrai tour de force. Sans doute est-ce lié à la campagne électorale, avec une réserve qui rendait les choses difficiles. En outre après la perte du Sénat, le gouvernement Fillon était mal à l'aise et ne tenait pas trop à parler de ce sujet.
Enfin, la décentralisation est un sujet technique qui passionne un nombre limité de personnes. Sauf à aborder des angles spécifiques type « combien cela coûte ? » ou « y a-t-il trop d'élus ? », ce n'est pas grand public.


Que faut-il retenir des avancées de cette grande réforme aujourd'hui&? Et éventuellement des limites de celle-ci ?

D'abord, la transformation des relations entre État et collectivités locales, la disparition des tutelles. L'État était jusqu'alors un tuteur qui agissait au nom des collectivités. Le transfert exécutif aux départements et régions, la suppression du contrôle a priori, la création des chambres régionales des comptes... Cela a changé les rapports de force et le fonctionnement du pays. Élus locaux, régionaux et conseillers généraux deviennent des acteurs importants et puissants. Dans le même temps, l'État voit son propre pouvoir d'action directe se réduire.
La région devient une collectivité locale à part entière en 1986, ce qui porte en germe l'évolution potentielle de l'organisation territoriale et des rapports entre collectivités.
Les limites sont inhérentes à la méthode consistant à traiter les problèmes les uns après les autres. La stratégie gagnante a été de procéder par étapes successives, la première impliquant nécessairement les suivantes : c'est « la théorie de l'onde de choc » !
Conséquence : la multiplication des structures locales et leur empilement (le « millefeuille ») n'ont pas été traités. La volonté du ministre était de dire à l'époque : si on traite, on ne fera rien...
Des évolutions viendront toutefois dans un second temps : les collectivités ressentiront ce besoin. La loi sur la coopération intercommunale, l'émergence des agglomérations a effectivement amorcé un mouvement, très lent, et qui a surtout concerné le niveau communal. Mais on a beaucoup procédé par addition de structures et de moyens plus que par synergie... L'empilement ne permet pas de réduire les frais de fonctionnement de la Nation, ce qui est pourtant indispensable.


Justement, vous suggérez un certain nombre de mesures. Pouvez-vous y revenir ?

Il est absolument indispensable de reconsidérer la situation et d'apporter des changements. Pour diminuer la dette nationale, il convient que le pays dépense moins que ce qu'il produit... Les collectivités sont, qui plus est, dans une situation financière de plus en plus précaire. L'État a réduit l'évolution de ses concours, et limité l'autonomie fiscale des collectivités, les régions notamment, qui ne peuvent plus faire face à l'évolution des charges en jouant sur le niveau des recettes.
Comment conserver, dans un contexte, un service public de qualité à un moindre coût ? Cela passe par une diversification de l'organisation territoriale de la France, avec des zones où le rôle du département ne se justifie plus : secteurs très urbanisés avec des agglos ou des métropoles urbaines puissantes... Les grandes agglomérations pourraient parfaitement gérer voiries, collèges et autres services de proximité.
À l'inverse, dans les territoires plus ruraux, le conseil général garde sa légitimité, la région représentant un niveau de solidarité trop lointain...
Cela suppose une réforme à la carte qui est possible, mais complexe à mettre en ½uvre, parce que différente selon les territoires et confrontée à des enjeux de pouvoirs considérables. Mais il faut créer les mécanismes qui incitent à le faire, car c'est un incontournable dans un monde de contraintes de plus en plus sévères.
Je suis convaincu qu'il sera impossible d'y échapper.