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« Dans les entreprises, les salariés ne savent plus ce qu'ils font »

Article du numéro 468 - 18 juillet 2013

Interview

Vincent de Gaulejac, sociologue clinicien, et Antoine Mercier, journaliste à France Culture, publient un livre en forme d'alerte (Desclée de Brouwer).
Au coeur de la crise, les entreprises imposent un « contrat narcissique » aux ouvriers. Aimer l'entreprise, y adhérer, sans savoir pourquoi : telle est la réalité concrète de millions de salariés aujourd'hui. Dans le privé comme
dans le public...

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Comment est venue cette idée d'écrire, avec le journaliste Antoine Mercier, un « Manifeste pour sortir du mal-être au travail » ?

Nous avions participé sur France Culture à toute une série d'émissions sur le sujet. C'est alors que nous avions pris conscience de l'ampleur du malaise dans le monde du travail. C'est pour cette raison que nous avons souhaité associer nos expériences communes, moi en qualité de sociologue clinicien, travaillant déjà sur ce sujet depuis les années quatre-vingt, Antoine Mercier en tant que journaliste, travaillant de plus dans le cadre d'une grande entreprise. Nous avons voulu mieux identifier les sources du malaise et les solutions pour y remédier.


La souffrance au travail a toujours été une réalité. On ne peut tout de même pas laisser supposer que les conditions de travail étaient meilleures au siècle dernier...

Ce n'est pas le sens de notre démarche. D'ailleurs, l'origine latine de travail est « tripalium », ce qui veut tout dire puisque le terme désignait un instrument d'immobilisation (et éventuellement de torture) à trois pieux. Il ne s'agit pas d'opposer les époques mais d'évaluer les différences entre elles et surtout la manière dont la souffrance a évolué.


Qu'est-ce qui a donc changé ?

Les salariés ont intégré les exigences de l'organisation du travail, comme si elles relevaient d'un fonctionnement logique. On est passé dans les entreprises d'un pouvoir d'imposition à un pouvoir d'adhésion. On a basculé dans un contrat narcissique. Ce n'est plus le corps qui est mobilisé pour réaliser quelque chose, mais la psyché. La subjectivité devient l'outil du pouvoir pour créer l'identification et l'adhésion. Au final, c'est une des causes du déclassement, une des raisons de la souffrance au travail, parce que la subjectivité a remplacé de facto la concrétisation objective des objectifs.


C'est-à-dire ?

Dans l'industrie, la souffrance était physique, le corps était marqué. Aujourd'hui, c'est la psyché qui est en souffrance. La perception de son propre rôle au sein d'un collectif professionnel devient de plus en plus complexe.


Dans un tel contexte, la méritocratie est, elle aussi, soumise à des facteurs très aléatoires ?

La récompense au mérite a toujours existé et était d'autant plus facile à établir dans un passé récent qu'elle se basait sur le nombre de pièces produites. Le taylorisme aux USA ou encore le stakhanovisme dans l'ex-URSS fonctionnaient de façon identique : le mérite revenait à celui qui avait produit le plus de pièces. Le système était simple. Aujourd'hui, l'objectif est plus flou, il faut faire « péter les objectifs », appartenir au « club des 100 % ». La direction des ressources humaines s'inspire de la psychologie comportementale pour savoir si les jeunes cadres adhèrent réellement aux valeurs de l'entreprise. Beaucoup de salariés se demandent à quoi cela sert-il de se mobiliser pour bien faire son travail si la reconnaissance au mérite est entourée de critères aussi flous.


C'est ainsi que la « geste » professionnelle a perdu de son sens. Le respect du bleu de chauffe, la fierté de travailler, tout ça a disparu... Le chômage a fini d'achever ce rapport d'exemplarité, d'identification aux salariés.

C'est une évidence. Avant, la reconnaissance de la hiérarchie et de l'entourage se fixait sur ceux qui avaient de l'or dans les mains. Cette expression même a tendance à disparaître, comme si elle ne servait plus à désigner une quelconque excellence. Cette fierté du travail bien fait était valorisée tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'entreprise. Cette valeur travail était perceptible, objectivable. Aujourd'hui, les gens ne savent plus très bien ce qu'ils font. Ils sont impliqués dans des projets, des campagnes marketing, de sensibilisation, de réorganisation, dont les objectifs finaux restent illisibles. Et la conséquence de cette incarnation subjective du travail est une perte absolue de confiance en soi.


Malgré la crise, les Français sont heureux de se rendre au travail. C'est le principal enseignement d'un récent sondage TNS Sofres, révélant que 84 % des salariés se sentent bien au bureau (1). Ce chiffre vous surprend-il ?

Pas du tout. Il est même cohérent, puisque l'objectif est de créer les conditions de réussite d'un contrat narcissique. J'avais mené des travaux sur IBM au début de ma carrière. Avec Max Pagès, créateur du Laboratoire de changement social, nous avons été les premiers chercheurs français, à la fin des années 1970, à travailler sur cette « révolution managériale », née d'abord dans les multinationales et dont IBM était un des modèles (2). Rappelez-vous de cette phrase de Michel Foucault sur les systèmes disciplinaires : « L'objet du pouvoir c'est le corps et il s'agit de rendre les corps utiles, dociles et productifs ». Aujourd'hui, l'objet du pouvoir, c'est la psyché, que l'on prétend rendre utile, docile et productive. La finalité est de rendre l'énergie libidinale du travailleur utile et productive. Cette évolution change radicalement la fonction du management et celle du travail. Nous avons tous un rapport contradictoire au travail. Il s'agit à la fois d'un lieu de désir et de souffrance, d'un lieu d'émancipation et de contrainte, de réalisation et d'asservissement.


Les syndicats luttent-ils pour faire reculer cette souffrance ?

C'est un lent processus. Ils conseillent encore aux salariés de suivre des formations de gestion du stress... alors que c'est le stress qu'il faut essayer de mieux contrôler en amont. Les organisations syndicales ont mis du temps pour prendre la mesure du problème. La défense des salariés doit passer par la dénonciation de toutes les formes de violence. Il ne suffit pas de se décharger sur les CHSCT, les médecins ou les psychologues du travail. Il faut peser sur les pouvoirs politiques pour que ce dernier s'engage à rééquilibrer les rapports sociaux au travail, en assurant ainsi une plus grande protection des salariés. Un cadre juridique s'impose, capable de faire face à l'idéologie managériale qui s'est imposée ces dernières années. Les élites patronales doivent apprendre à repenser des dispositifs organisationnels favorisant l'activité, bien sûr, mais aussi le bien-être des salariés.


NOTES

(1) Étude réalisée online du 16 au 23 janvier 2013 pour Bruneau, fournisseur de matériel de bureaux, auprès d'un échantillon de 604 salariés travaillant en bureau issus d'un échantillon représentatif des salariés actifs occupés en France selon la méthode des quotas.
(2) L'emprise de l'organisation, livre paru en 1979, aux éditions Desclée de Brouwer. Vincent de Gaulejac, Max Pagès, Michel Bonetti, Daniel Descendre.


Vincent de Gaulejac est sociologue, directeur du laboratoire de changement social à l'université Paris-Diderot. Antoine Mercier est journaliste à France Culture.


« Manifeste pour sortir du mal-être au travail »
Vincent de Gaulejac, Antoine Mercier, Éditions Desclée de Brouwer. 15 e.