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Banlieues : « il faut favoriser l'émergence d'élites locales »

Article du numéro 400 - 01 mai 2010

Interview

Pour Luc Bronner, la constitution des ghettos est le fruit d'un processus à double détente : l'évitement de la société française vis-à-vis des banlieues et l'enfermement sur soi de certaines cités sensibles. L'effacement des adultes y laisse un boulevard au pouvoir des adolescents. Quant aux élus, ils investissent peu le sujet. Il y devine un certain « cynisme ».

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Luc Bronner
est journaliste au Monde. Il vient de publier La loi du ghetto, aux éditions Calmann-Lévy.

Comment est né votre livre La loi du ghetto ?
Au journal Le Monde, je suis au quotidien les évolutions de la politique de la ville. Mais ce travail est forcément frustrant, j'ai voulu lui donner de la profondeur. J'ai voulu repren­dre les reportages réalisés depuis quatre ans, en les complétant. Le titre du bouquin s'est imposé à moi naturellement.
La France entretient un rapport religieux à la République. Mais le niveau de ségrégation sociale et territoriale est tel aujourd'hui que des contre-sociétés ont vu le jour, avec leurs règles de vie, leurs comportements. Didier Lapeyronie ou encore Éric Maurin ont très bien décrit le fonctionnement des ghettos, qui se structurent à la fois de l'extérieur, avec les stratégies d'évitement, et de l'intérieur, dans une dynamique d'enfermement sur soi. Au final, des pans entiers de la société française ne se croisent plus, ce qui n'est jamais très bon pour l'indispensable cohésion sociale.


Peut-on comparer les ghettos français aux ghettos américains ?

Non... La principale caractéristique des ghettos français reste la domination de la problématique adolescente, les 12-18 ans pour aller vite, qui met plus en évidence encore l'effacement des adultes. Je ne parle pas de démission parentale, j'ai rarement croisé des parents démissionnaires. Je crois que notre société est confrontée à un moment de son histoire où elle a de plus en plus de mal à imposer une autorité adulte reconnue.
Dans les quartiers sensibles, cette difficulté est amplifiée par un effet de masse.
Immigration, pauvreté, économie parallèle, modèle éducatif et culturel posé dans un entre-deux... Tous ces paramètres alimentent la formation du ghetto. Prenons le seul cas des jeunes que l'on retrouve dehors à des heures que nous considérons indues en France : en Afrique, par exemple, le fait pour un jeune « d'être dehors le soir » relève d'une normalité socioculturelle.


Une grande partie du livre est consacrée à l'échec de l'approche répressive voulue par Nicolas Sarkozy. Vous laissez même entendre que la répression fertilise le terreau du ghetto...

Il était à mes yeux important d'acter l'échec du bilan répressif de Nicolas Sarkozy, d'une manière la plus argumentée possible. Je pense que l'actuel président de la République avait fait un bon diagnostic de la réalité dans les banlieues. Mais la mise en ½uvre des dispositifs relève d'un échec patent, que même certains syndicats de policiers confirment.

J'ai essayé de mettre en évidence d'autres approches, venues de pays étrangers. Les travaux du sociologue Jacques Donzelot ont mis en évidence l'efficacité de l'empowerment* américain. Un travail minutieux a été mené dans les quartiers pour favoriser l'émergence d'élites locales. Le symbole absolu en est bien sûr Barack Obama, issu des quartiers, qui y travailla en qualité d'éducateur social et qui fut un véritable lobbyiste des ghettos. En France, nous ne savons pas comment donner aux populations les moyens de prendre en main leurs destinées. Nous sommes dans une crise de la méritocratie à la française. Les ados des quartiers le savent mieux que quiconque.


Pourquoi la politique de la ville est-elle incapable de donner ce souffle ?

Elle n'est tout simplement pas à la hauteur des enjeux. De la part de l'État, droite et gauche confondues, il n'y a pas de réelle volonté d'explorer plus en avant le sujet. On demande à la politique de la ville de faire face à tous les renoncements de la République, c'est utopique... Prenons la question - à mes yeux centrale - de l'éducation : tout est fait pour renforcer la ghettoïsation entre les jeunes Français. La mixité sociale n'est plus considérée comme un levier de cohésion sociale. Face à cette impuissance publique, comment ne pas comprendre que les classes moyennes, censées jouer un rôle pivot dans notre société, sont poussées à s'éloigner des zones stigmatisées ? Les classes moyennes font des choix rationnels, de mieux-être pour leurs enfants : on ne peut pas leur demander d'être dans le sacrifice permanent.

Heureusement, il y a encore dans les quartiers des gens extraordinaires, des habitants, des éducateurs, des professeurs, etc. Mais leur rôle n'est pas reconnu. J'ai le plus grand respect pour les représentants des forces de l'ordre et chaque fois que l'un d'entre eux meurt dans l'exercice de ses fonctions, c'est un recul de l'État républicain. Mais comment accepter que, lorsqu'un médiateur social meurt en faisant son métier, en voulant s'interposer au c½ur d'une rixe, comme c'est arrivé il y a quelques années dans le Vaucluse, à l'Isle-sur-la-Sorgues, aucun représentant de l'État ne soit présent le jour de son enterrement !


La gauche a-t-elle fait ou pourrait-elle faire mieux dans les banlieues ?

Je renvoie la question : est-ce que ça intéresse la gauche d'avoir une politique de la ville pour ces quartiers ? Est-ce rentable politiquement ? La gauche est plutôt tournée vers les classes moyennes. J'ai peu de doute sur le cynisme politique. Je ne vise pas la classe politique, dont certains élus dans les quartiers, de droite comme de gauche, font un travail remarquable. Mais il est étonnant que ce sujet si prégnant dans notre société soit si peu investi. D'ailleurs, peu de journalistes ou de chercheurs travaillent sur ce thème, ou ce sont toujours les mêmes. Pourtant, chaque fois que je me rends sur le terrain, on me répète qu'il s'agit d'un sujet central.


Que reste-t-il des symboles républicains dans les ghettos ?

Dans tous les quartiers, j'ai rencontré des personnalités qui jouent un rôle essentiel de régulation sociale. Mais ils doivent passer de l'autre côté de la barrière, là où se décide l'action publique, pour avoir un vrai pouvoir d'influence. Sinon, il faut que les politiques s'obligent à aller plus souvent au contact des quartiers. Ils sont peu nombreux à le faire.

* Ndlr, la participation active de la population aux politiques publiques.